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L’État japonais ou le «triangle d’airain»

Nombre de diplomates ou de négociateurs occidentaux ont eu à faire avec la complexité de l’État japonais, cherchant désespérément à parler à l’interlocuteur « responsable » . La présentation du triangle d’airain permettra de donner une grille de lecture facilitant l’appréhension de la gouvernance à la japonaise.

Date of the document : Janvier 05

By Nicolas Minvielle

Les recherches sur l’état japonais se divisent en deux branches distinctes. L’une d’entre elles considère l’état japonais comme étant composé d’une somme de baronnies. Le processus de gouvernance est alors celui d’une d’une fragmentation des processus de décision, la somme de ces décisions permettant la mise d’une politique au niveau national. La fiche présente le jeu et le rôle des différents acteurs prenant part à ce "triangle d’airain".

Il existe deux courants principaux en ce qui concerne la vision de l’État japonais.

Pour le premier, longtemps dominant, il existe un état centralisé extrêmement fort qui a été en mesure d’imposer à marche forcée le développement du Japon. Le mythe du rôle du Ministère of International Trade and Industry (MITI) et du pouvoir de la bureaucratie vient de ce courant de pensée, incarné par Johnson Chalmers (1) : « c’est elle (la bureaucratie) qui prend la plupart des décisions essentielles, qui prépare quasiment tous les projets de loi, qui contrôle le budget de la nation et qui est la source de toutes les grandes innovations dans les politiques » (Chalmers, 1982, p.20). On retrouve ici une vision quelque peu diabolisée d’un État japonais interventionniste menant le développement du pays à marche forcée. L’expression « Japon Société Anonyme » , très populaire au début des années 90 illustre bien cette approche.

Pour le second, désormais dominant, il existerait un État « marché » au sein duquel un certain nombre de groupes d’intérêts négocient le pouvoir. Il s’agit du concept de « triangle d’airain » développé par J.M Bouissou (2). Dès 1990 cependant, Karel Van Wolferen(3) avait souligné l’existence, et les dangers, pour les négociateurs étrangers de ce qu’il appelle le « système » japonais (4). Les tenants de ce courant sont dits « pluralistes » car ils considèrent que la conception occidentale de l’État comme entité unifiée, parlant d’une seule voix, n’est absolument pas applicable au cas japonais (5). Selon ces auteurs, le processus de décision est « structurellement fragmenté entre des baronnies dont chacune poursuit ses objectifs particuliers et défend farouchement son indépendance. L’État japonais est systématiquement organisé pour assurer cette indépendance » (Bouissou, 2003, p.253). Chose importante, Bouissou conclut que « l’addition de ces mini-États forts ne fait pas un État fort. Bien au contraire, la force des fiefs a pour condition sa faiblesse, au point qu’on a pu dire qu’au Japon, il y a des ministères mais pas d’État » (Bouissou, 2003, p.253).

Une des premières définitions de ce triangle expliquait que « le business organisé prend les initiatives et propose les politiques. Il sponsorise et soutient le parti au pouvoir. En échange, ce dernier forme le gouvernement et sélectionne les candidats pour la Diète, qui fonctionne comme outil de légitimation de la politique gouvernementale. La bureaucratie administrative propose, interprète, modifie et met en place les politiques sous la surveillance du parti et du gouvernement. Parmi les fonctions de la bureaucratie, l’une des plus importantes implique la protection et la promotion du business et de l’industrie pour laquelle elle fait des prévisions, met en place des objectifs et des priorités. Le business organisé propose des membres pour le cabinet, la Diète, les commissions administratives et les conseils du gouvernement. Il embauche par ailleurs les officiels du gouvernement comme cadre exécutifs et officiels des associations commerciales» (Chitosi, 1968, p. 28)(6). La citation est quelque peu ancienne, mais elle présente bien cette idée d’un État « marché » au sein duquel les conflits d’intérêts font l’objet de marchandages. On pourrait rajouter qu’actuellement, le pouvoir d’un certain nombre d’acteurs a nettement crû grâce à leur capacité à s’appuyer et à soutenir ou au contraire à s’opposer à une des entités du triangle. Des groupes militants contre la pollution ont ainsi réussi à atteindre certains des centres du pouvoir en s’alliant avec des politiques contre des entreprises.

Au vu de la présentation du système politique japonais et de son processus de décision, on peut admettre que le rôle des ministres des différents ministères doit être important. Ainsi, selon Bouissou : « Ce que nous avons vu du ministère des Finances, des Affaires étrangères et de l’Éducation ne corrobore pas l’idée d’un État fort, mais plutôt ce que nous avions subodoré en observant la cour du roi Pétaud face aux négociations SII : l’État japonais s’apparente à une mosaïque de fiefs, formés chacun d’un ministère, de ses administrés et d’une « tribu » au sein du PLD. (…) L’État japonais est systématiquement organisé pour assurer l’indépendance des baronnies en laissant les fiefs s’autorecruter, en n’opérant aucun contrôle réel sur l’usage réel qu’ils font de leur ressources et en leur assurant de facto une quasi immunité judiciaire » (Bouissou, , 2003, p253). Ceci amène cependant un certain nombre de remarques :

1. Un ministre est dépendant du PLD pour au moins deux raisons : il a été nommé par ce dernier et il peut être sanctionné pour la politique qu’il peut souhaiter appliquer si cette dernière diverge des considérations du PLD. Ainsi, « au temps de sa prééminence, on a souvent fait la remarque que le premier ministre disposait apparemment d’un pouvoir considérable. Même le président des États-Unis l’aurait trouvé plus grand que le sien, n’ayant pas le confort de la majorité absolue au gouvernement. En règle générale, il n’allait pas s’entretenir avec le président américain ou russe sans que le secrétaire général du parti ne l’ait précédé. Ses initiatives pouvaient être réduites par l’initiative des factions. Il subissait aussi les déclarations embarrassantes de leurs chefs, et il devait parfois leur consentir des désignations de hauts fonctionnaires pour tempérer leurs revendications. Même les politiques étrangères pouvaient être infléchies par des réclamations des factions » ( Esmein, 1994, p.19)(7).

2. Un ministre est dépendant de la bureaucratie. Dans un de ses livres intitulé « Japon, société camisole de force » , Masao Miyamoto décrit sa carrière de bureaucrate japonais avec les yeux d’un japonais ayant suivi ses études et ayant travaillé à l’étranger. Les frictions sont aussi constantes que l’est l’étonnement de Miyamoto : « En l’état actuel des choses, je doute que les politiciens soient capables de réformer le système dans lequel ils vivent. La faute n’est pas uniquement aux élus mais aussi à ceux qui les ont choisis. Mais avec votre logique, monsieur le directeur général, le pouvoir absolu des fonctionnaires a encore de beaux jours devant lui ! Mais oui mon vieux, c’est ça le Japon. Bien saisir la réalité de l’instant présent et agir en conséquence. C’est parce que vous débarquez des États-Unis que vous débitez des discours d’adolescent. Vous devriez faire attention, si vous continuez, vous risquez de vous faire éjecter du monde de la fonction publique. Critiquer la bureaucratie, c’est comme cracher dans la soupe » (Miyamoto, 2001, p.24)(8). D’un point de vue moins « culturaliste » , les bureaucrates achetant les votes des députés PLD à coups de financements et de travaux publics, ces derniers ne peuvent que leur rendre la politesse en évitant de faire des vagues…(9)

3. Un ministre ne peut pas réellement se permettre de mettre en cause ses aînés ou prédécesseurs. « Changer une pratique observée depuis longtemps, c’est déjà une manière de désavouer ceux qui sont passés avant vous. (…) C’est pourquoi il faut toujours faire attention aux précédents, ce qui oblige à adopter une position conservatrice » (Miyamoto, 2001, p.201).

Si on rajoute aux raisons précédemment citées le fait qu’un ministre ne garde que rarement plus de deux ans le même poste, changer une politique semble réellement tenir du bras de fer.

La gouvernance à la japonaise est donc composée d’une mosaïque d’acteurs qui n’ont de cesse de marchander leur influence. Il est fondamental d’intégrer cette dimension, le triangle d’airain, qui doit être prise en compte lors de toute discussion ou négociation avec des interlocuteurs japonais.

Notes :

(1)Chalmers J., MITI and the Japanese miracle, Stanford Unviersity Press, 1982.

(2) BOUISSOU J.M, “Quand les sumos apprennent à danser”, Fayard, Paris, 2003.

(3) Van Woleferen K., L’énigme de la puissance japonaise, Paris : Robert Laffont, 1990

(4) « La frustration de nombreux négociateurs étrangers voyant arriver le énième intermédiaire se résume en une phrase exaspérée : « Emmenez-moi voir votre chef » . Mais le Japon n’a pas de chef. Poussé, tiré, maintenu à flot par de nombreux dirigeants appartenant à ce que j’appelle le Système, il n’est pas, à proprement parler, gouverné » (Wolferen, 1990, p.55)

(5) « Le sens de l’État varie d’un peuple à l’autre mais il doit garder une certaine « substance existentielle » . L’État doit avoir une certaine permanence, ne pas vous glisser entre les doigts. Washington resta pantois lorsque, au lendemain d’une visite du président américain en mai 1981, Suzuki Zenko, le premier ministre d’alors, déclara à la presse nationale que, contrairement à ce qu’affirmait la rumeur publique, le communiqué commun qu’il venait de contresigner n’était pas une déclaration formelle d’alliance avec les États-Unis. Personne n’a songé aux États-Unis que Suzuki, le « chef du gouvernement » pouvait ne pas représenter l’État » (Wolferen, 1990, p55).

(6) CHITOSHI Y, Big business in japanese politics. New Haven, CT : Yale University, 1968.

(7) Esmein J., Pouvoir politique au japon, le point de vue des japonais, Presses Orientales de France, Paris, 1994.

(8) Miyamoto M., “Japon, société camisole de force”, Paris, Picquier poche, 2001.

Bouissou souligne lui aussi : ce point : « On pourrait parler d’un système d’avancement « Ni 3E »  : ni Erreurs, ni Éclats, ni Ennemis. La recette éprouvée consiste à choisir dans les promotions antérieures un aîné (Sempai) qui vous hissera derrière lui en gravissant les échelons, à ne jamais mettre ses supérieurs mal à l’aise en se montrant trop brillant et à garder un profil bas pour ne pas s’aliéner ses camarades de promotion » (Bouissou, 2003, p.90).

(9) Cette dépendance est extrêmement poussée et se retrouve dans la gestion quotidienne. Myamoto explique ainsi que lors des questions à l’assemblée, ce sont les bureaucrates qui préparent les questions que doivent poser les parlementaires ainsi que… les réponses de ces derniers. Il en conclut que : « en analyse finale, le Parlement est une comédie dans laquelle les fonctionnaires préparent les explications conformes au taetemae (principes affichés), alors que les députés sont des « acteurs » qui jouent consciemment le « rôle » qui leur aura été préparé d’avance. Dans ces débats, il est convenu de ne jamais toucher au honne, c’est à dire au fond du problème » (Myamoto, 2001, p.32)

 

Né en 1978, Nicolas Minvielle est diplômé de l’Université Impériale de Kyushu au Japon (2000) et de l’Institut des Sciences Politiques de Strasbourg (2001). Après un DEA d’économie de l’EHESS en 2003, il prépare une thèse de Doctorat en Sciences Economiques portant sur le Japon pour laquelle il a été, en 2004, lauréat de la Chancellerie des Universités de Paris.

Entré chez Philippe Starck en 2001, il y est actuellement responsable des licences et de la propriété intellectuelle.

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