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Le secteur informel et les vulnérabilités sociales au sein du marché de Thiès (Sénégal)

Analyse des interactions entre secteur formel et informel, et des relations de genre au sein du Marché Central

Date of the document : 06-07

By Séverine Pain

Cette fiche est l’un des produits d’une enquête réalisée à Thiès (Sénégal) par une équipe d’étudiants,dirigée par le professeur Jacques Fisette, du DESS "Gestion urbaine dans les pays en développement" de l’Université de Montréal, et une équipe de l’Ecole Nationale d’Economie Appliquée de Dakar. Le sujet d’étude de cette équipe plurinationale est l’observation des conditions de la gouvernance locale et le jeu des acteurs publics et privés, autour du cas particulier de la gestion du Marché Central de Thiès.

Position partagée de la Commune face à son secteur informel.

Thiès est aujourd’hui en pleine expansion et représente la deuxième ville après Dakar au niveau démographique, grâce au dynamisme de ses habitants dans le commerce, et grâce à la forte importance socio-économique qu’a pris le secteur informel1 en attirant des populations en quête de nouvelles opportunités. En effet, à Thiès, comme dans la majorité des autres villes d’Afrique subsaharienne, de nombreuses conditions entraînant le développement d’activités informelles sont réunies. On constate ainsi un exode important des communautés rurales ainsi que de Dakar vers Thiès, une croissance exacerbée de la ville, la nécessité de diversifier les revenues, la position des femmes sur le marché du travail et surtout l’incapacité du gouvernement local à assurer l’accès aux emplois et aux infrastructures à tous qui favorisent le développement du secteur informel.

Ce secteur d’activité a pris une importance dans des domaines aussi divers que le commerce, l’artisanat d’art, la menuiserie, les métiers des cuirs et des peaux, la couture et la mode. Bien que tous ces domaines soient importants, nos recherches se sont limitées essentiellement aux activités de commerce. Ce choix s’explique, par le fait que le secteur du commerce regroupe les populations les plus démunies et les plus vulnérables : les femmes, les enfants et les vendeurs (es) ambulants et que notre mission portait sur l’étude du Marché Central.

L’observation in situ et la collecte d’information a ainsi permis de comprendre la place occupée par la mairie dans ce processus, de prendre conscience de l’ampleur des répercussions liées aux commerces illicites ; d’identifier les principaux interlocuteurs qui oeuvrent à la régulation et au fonctionnement de cette activité commerciale, et enfin de mettre en avant les typologies d’espaces spécifiques qui façonnent ce secteur en comparaison avec le secteur formel.

La position de la Commune par rapport au développement de ce secteur illicite est ambivalent. D’un côté, celle-ci est consciente de son importance dans le tissu économique, social et culturel ; de l’autre, elle ne peut nier que les activités informelles sont directement liées à l’instabilité économique et sociale du pays. Consciente de ces enjeux, la ville a néanmoins décidé de mener un certain nombre d’actions en faveur de ce secteur, essayant de mieux gérer l’espace économique communal. L’hypothèse est que la réalisation de structures adéquates permettant aux acteurs ‘informels’ de s’épanouir dans leurs domaines d’activités et de tirer le maximum de profit de leurs produits en espérant que cela leur permettra de revenir un jour vers le secteur formel.

Cette décision paraît fondée lorsqu’on considère que le secteur informel est non seulement pourvoyeur d’emplois et générateur de revenus, mais qu’il engendre également une certaine stabilisation du climat social. Il participe par exemple à la récupération de la déperdition scolaire ou à l’accueil de pères et mères de famille ayant perdu leur emploi dans le secteur structuré.

Le secteur informel assure ainsi la formation de beaucoup de jeunes dont la plupart n’ont pas eu la chance d’acquérir de formation éducative ou technique. Malgré tout, il n’est pas rare de retrouver dans ce secteur des mécaniciens ou des maçons qui rivalisent de talent avec des ouvriers spécialisés formés dans les écoles professionnelles et techniques. Ce secteur permet ainsi aux populations pauvres d’accéder à des services de qualité à moindre coût.

Enjeux et problématique engendrés par le secteur informel du marché.

Sur le Marché Central de Thiès, la situation est très représentative du reste de la ville et le secteur informel y est très présent, voire même dominant. Néanmoins, malgré l’image positive de nombreux avantages économiques que ce phénomène procure, le développement de ce secteur, entraîne inévitablement l’émergence de problèmes spécifiques.

D’après nos observations, le problème majeur qui se pose sur le Marché Central semble être l’emprise spatiale que ce secteur exerce sur les abords du Marché. En effet, la proximité physique des différents marchés et le manque de frontières marquées ont empiré la relation déjà sensible entre formel et informel. Parmi les problèmes principaux, nous avons noté l’occupation des trottoirs, des routes et plus généralement de l’espace public par les vendeurs informels, causant de la congestion piétonne et même le blocage de certains passages principaux, particulièrement pendant les heures de pointe.

Malgré tout, si ces occupations paraissent tant anarchiques que chaotiques, il semble tout de même qu’elles obéissent à certaines règles implicites. Les différents éléments constitutifs de la rue semblent ainsi avoir des rôles qui leur soient propres. D’après nos constatations, il existe une vraie séparation entre le trottoir et la chaussée. Le premier est ainsi considéré comme « privé » . Il est le prolongement de l’échoppe ou de la cantine qui sert de lieu de stockage. Le trottoir n’est pas un lieu surélevé destiné à protéger les piétons du trafic routier et encore moins un lieu privilégié de la circulation des flux piétons, mais la véritable scène où s’active le commerce. C’est là que les négociations se tiennent, là que l’argent est échangé. La chaussée quant à elle, est l’espace de circulation des flux. C’est un espace qui appartient à tous, ce qui entraîne une utilisation excessive et une appropriation abusive par le secteur informel.

La non-fluidité de l’espace public dû au développement anarchique du secteur informel semble donc être une problématique majeure au niveau de la gestion du marché et de l’ensemble de la chaîne de diffusion des produits et denrées au sein du Marché.

Outre cette problématique de gestion de l’espace, le secteur informel entraîne aussi un certain nombre de répercussions négatives que l’on retrouve dans les préoccupations des vendeurs du marché. L’insécurité de la tenure est très présente, la faiblesse des revenus par rapport au secteur formel, et enfin les problèmes réguliers de taxation aléatoire et d’opposition avec les autorités du marché.

Malgré ces difficultés, le marché de Thiès n’est pas près de voir son secteur informel disparaître ; c’est un secteur refuge et très organisé contrairement à ce qu’on pourrait croire. En effet, la plupart de ces marchands sont représentés par des délégués qui veillent à la gestion et à l’organisation du travail et qui font la transition avec les responsables de la Commune pour le règlement des conflits.

Au niveau des relations entre acteurs formels et acteurs informels, on note dans l’ensemble, une entente cordiale et des prix identiques entre tous les vendeurs du Marché Central. De même, on peut soupçonner l’existence de liens commerciaux entre les vendeurs du formel et ceux du secteur informel. Néanmoins, du point de vue des commerçants du marché formel, tous sont d’accord pour dire que le secteur informel leur prend leur clientèle et ils réclament des sanctions de la part de la mairie envers l’informel et surtout des dispositions pour ‘l’éradiquer’. Ils se plaignent de payer déjà trop de taxes et refusent généralement tous scénarios dans lesquels ils seraient contraints de débourser plus d’argent pour régler les problèmes de manque d’infrastructure ou de sécurité due à la surpopulation des locaux du marché. Certains seraient par ailleurs prêts à se mettre en grève (avec toutes les répercussions que cela implique) pour forcer la mairie à changer les choses. De plus, les vendeurs du secteur formel considèrent la concurrence injuste, puisqu’ils payent un loyer pour leur cantine en plus des taxes sans recevoir plus de services de la Commune.

Les vendeurs (euses) informels souhaitent de leur côté, passer dans le secteur formel et être relocalisés sur un emplacement permanent du Marché Central (blocs A,B,C ou D) et bénéficier de la sécurité de tenure. Cependant, ils ne pourraient tout simplement pas supporter les coûts de location des cantines. Ils doivent se débrouiller pour trouver des espaces encore libres comme les couloirs du marché couvert, les coins de rue, ou la chaussée.

Toutes les personnes interrogées nous ont assuré qu’aucune hiérarchie sociale n’a court dans le fonctionnement et l’organisation du marché. L’ethnie, le village d’origine, l’âge, le genre ou encore le statut familial ne semble pas (en apparence du moins) avoir de prise directe en terme de régulation sociale.

L’unique règle qui semble régir ces différents espaces est celle d’une confiance tacite et réciproque, dont le travail est le garant. Ainsi, il n’existe aucun règlement sur les marchés. Aucune obligation ou aucune interdiction particulière ne sont imposées. Seul compte le travail dans le respect de l’autre, les échanges se déroulent essentiellement dans une optique de réussite commune. Confiance, travail, et solidarité sont donc interdépendants au fonctionnement du marché.

Condition des femmes du secteur informel

Les femmes sont en majorité présentes au sein du marché, et notamment dans le secteur informel. Le rapport entre femmes et secteur informel a été étudié. En effet, dans son Rapport sur le Développement Humain de 1995, le PNUD rapportait que 70 pour cent des 1,3 milliard de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour étaient des femmes 2. Et qu’en général, les femmes constituaient également la majorité des personnes du secteur informel moins payées et moins organisées. Leur motivation semble venir du rôle « dicté » par la religion et les coutumes sénégalaises ; ainsi, selon leurs dires, leur rôle est avant tout de travailler, puis dans un second temps de s’occuper de leur foyer.

Dans l’ensemble, les femmes interrogées souhaiteraient avoir plus d’accès aux services publics (comme des latrines ou l’accès à l’eau) dans le marché ainsi que de la formation qui leur permettait de mieux gérer leurs affaires, mais elles sont assez satisfaites des conditions existantes.

Suite aux entretiens et aux observations faites durant la mission, il nous semble illusoire de croire que les femmes du secteur informel du marché pourront s’épanouir ou aspirer à un progrès avec ces activités. En effet, les gains obtenus ne peuvent même pas satisfaire les besoins fondamentaux de nourriture, de logement, de frais scolaires et autres frais de santé. Le revenu qu’elles en tirent est non seulement minime, mais aussitôt englouti dans les besoins du ménage.. D’autre part, l’essor des femmes, bien qu’important, reste moins marqué dans les activités économiques génératrices de revenus et dans la vie communautaire. Les femmes sont peu instruites, elles gagnent moins d’argent et n’ont pas aussi facilement accès aux ressources financières que les hommes. Le travail dans ce secteur ne leur permet donc aucune épargne ou investissement possible et les femmes ont donc peut de moyens pour s’en sortir

Au niveau du marché, les femmes comme l’ensemble des acteurs vulnérables du secteur informel, ont donc dû s’organiser et mettre en avant leur esprit de solidarité pour, essayer d’améliorer leur sort.

Face à l’incapacité de ces acteurs d’accéder à des financements bancaires dus à des revenus trop faibles, ces hommes et ces femmes se sont regroupés en fonds de solidarité, autrement appelés mutuelles. Ces fonds ont deux missions principales : financer l’achalandage et l’approvisionnement de marchandises à de meilleurs coûts ; et venir en aide aux plus nécessiteux. Chaque fonds de solidarité fonctionne de manière autonome les uns des autres, leur nombre est très important sur le marché. Les acteurs en faisant partis sont des vendeurs ambulants de produits manufacturés (provenant de Dakar), des vendeuses d’épices… etc., qui se regroupent en collectif de 30 à 80 personnes et payent des cotisations variables redistribuées tous les 15 jours ou tous les 3 mois selon l’organisation du groupe. (l’argent est gardé par une personne de confiance et non déposés à la banque).

Ces groupements sont généralement représentés par des délégués et voudraient être regroupés en association pour avoir un fond de roulement plus important afin d’améliorer leur achalandage et alimenter leur activité.

Le secteur informel a aussi vu se développer des groupements de femmes (souvent voisines ou de la même famille) qui cultivent et vendent des légumes autour du marché dans une entente solidaire et de confiance . Elles vont aux champs ensemble pour récupérer des produits (persil et oignon vert), trient leurs récoltes chez elles est les rapporte elle-même au marché pour les vendre le lendemain. Les invendus sont conservés sur place dans un peu d’eau jusqu’au lendemain (coût de gardiennage : 75 frs/nuit) ; Bien sur elles n’ont aucune assurance maladie et lorsque l’une d’elles tombe malade, c’est la voisine qui tiendra son stand.

Il existe aussi des regroupements de femmes d’une même ethnie comme les femmes ‘Askane Rabb’. Ce groupe est constitué de femmes vendeuses de produits manufacturés spécialisés pour les bébés et les jeunes enfants (vêtements, accessoires…). Cette association informelle s’occupe du transport de leurs marchandises, des négociations de prix avec les fournisseurs, et de la vente. Malgré son caractère informel, elle est respectée et en contact avec les dirigeants du marché en cas de litiges. Pour les femmes membres de cette association, le fait d’être regroupées leur procure une force de négociation et de décision. Elles possèdent un poids plus important dans la gestion de leurs activités. Elles jouent aussi un rôle dans le développement social du quartier de Keurcheikh à Thiès en organisant des activités sportives et culturelles. Ce quartier est en effet essentiellement habité par cette même ethnie, les Askane Rabb, qui ne se marient qu’entre eux. Cette association participe aussi à la mise en place de projets communautaires comme l’organisation de fêtes (mariage, baptême, cérémonies religieuses) et a des ramifications dans la région avec d’autres communautés de la même ethnie. L’inscription est de 200 Frs CFA à vie ; L’association organise aussi des levées de fonds lors des événements et fonctionne aussi beaucoup sur le parrainage et la recherche de sponsors : 1 million de F CFA récoltés par an.

Vulnérabilité sociale et manque de reconnaissance.

Alors que le secteur informel du Marché Central de Thiès paraît assez développé et organisé, ce secteur comprend aussi une catégorie d’acteurs encore plus vulnérables et plus pauvres que les autres qui ne sont pas recensés, et ne font pas parti de fonds de solidarité, car ils n’en ont pas les moyens financiers. Ce sont généralement des femmes veuves ou célibataires, couturière, restauratrices ambulantes, vendeuses de bijoux, etc. Elles sont venues des campagnes en espérant trouver suffisamment à gagner sur le marché pour pouvoir assumer seules la survie de leur famille. Elles occupent les couloirs du Marché Central ou quand elles sont chanceuses des cantines abandonnées par les propriétaires, car trop petites. Elles ne payent pas ou payent rarement des taxes et n’ont pas de représentants et aucun contact possible avec la Mairie pour pouvoir s’exprimer. C’est seulement en attribuant des financements pour créer des activités et les aider, que les institutions de microfinance pourront réduire de façon significative la vulnérabilité de ses femmes face à la pauvreté extrême dans laquelle elles sont tombées.

Lors de nos contacts avec le secteur informel, beaucoup d’acteurs n’ont pas hésité à nous faire part de leurs revendications espérant que nous pourrions avoir une répercussion quelconque. Les revendications qui nous ont été faites, concernaient l’envie de trouver des partenariats, de trouver du soutien auprès d’O.N.G., de bailleurs de fonds, et développer des contacts avec la mairie. Trouver du financement signifierait en premier lieu pour les acteurs de ce secteur, de renforcer leurs capacités, en second lieu d’obtenir un fond de roulement, et enfin, de leur permettre l’amélioration des infrastructures et services notamment sur le marché Sam.

C ‘est en réponse au développement démesuré des villes et aux manques de moyens financiers que le secteur informel a vu le jour. Notamment à travers la volonté des populations les plus vulnérables de s’adapter et de rentrer dans le ‘système’. Néanmoins, comme nous l’avons vu précédemment, ce secteur est loin de représenter les conditions idéales pour une gouvernance locale adaptée. Manque d’accès équitable aux ressources, moyen d’expression réduits, voire inexistant, contribution à la marginalisation et à l’exclusion dans certains cas. Encourager le développement du secteur informel représente un dilemme pour les pouvoirs publics. Cela paraît d’un coté améliorer à court terme les conditions de vie d’un certain groupe de la population qui se trouve dans l’urgence, mais en même temps, cette solution a un effet négatif sur la performance du secteur formel et provoque une grande instabilité économique et un fossé dans les relations et la concertation avec les acteurs de ce secteur ce qui est à l’opposer des principes de gouvernance en général.

Notes :

1 Colloque de l’Association Internationale des Maires Francophones (AIMF), ‘Villes et économie informelle", Bamako, 16 et 17 mars 2002.

2 PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 1995 (New York, PNUD, 1996), p. 4.

 

Séverine Pain est l’une des membres de l’Atelier de Master de l’Université de Montréal - ENEA. Architecte-Paysagiste diplômée de l’ESAJ à Paris, elle a travaillé quatre ans en Chine et à Hong Kong comme responsable de projet pour une grande agence américaine avant de reprendre un DESS et bientôt une maîtrise d’urbanisme à l’Université de Montréal. Ses intérêts et axes de recherche sont orientés sur la gestion urbaine dans les pays en développement et dans les quartiers sensibles des grandes villes.

severinepain@aol.com

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