litterature review
Vers une écologie industrielle
Comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle
Author : Suren Erkman
By Muriel Gayet
Date of the document : June 12, 2005
KeyWords : big business ; sustainable development ; fight against pollution ;L’écologie industrielle a commencé à émerger au début des années 90, suite à un article de Robert Frosch et Nicholas Gallopoulos (Des stratégies industrielles viables, Scientific American, septembre 1989). Elle part du constat que l’on ne peut plus considérer le système industriel, c’est-à-dire les activités humaines, comme séparé de la Biosphère.
Traiter la pollution en fin de process ("end of pipe") est la pratique la plus courante, mais elle ne permet pas de maintenir les perturbations de la Biosphère à un niveau acceptable : c’est une approche cloisonnée, coûteuse et qui se substitue à des progrès technologiques de rupture. La prévention de la pollution ("Cleaner Production") est une meilleure approche, mais seule l’écologie industrielle offre une vision globale, permettant de faire passer le système industriel dans son ensemble à un état d’"écosystème mature" où les flux externes à ce système sont très limités (consommation de ressources, production de déchets), au profit de flux internes actifs : par exemple, alimentation d’une usine par les déchets produits par une autre.
Cette transition d’"éco-restructuration" peut s’effectuer selon 4 axes : valoriser les déchets comme des ressources, boucler les cycles de matière et minimiser les énergies dissipatives, dématérialiser les produits et les services, décarboniser l’énergie.
Les industries high-tech, auscultées sous l’éclairage de l’écologie industrielle s’avèrent ainsi très polluantes.
L’axe le plus intéressant de l’analyse de Suren Erkman réside dans le chapitre 7 : "La richesse d’utilisation", où l’auteur montre le rôle de l’écologie industrielle dans la remise en cause du dogme productiviste.
La dogme productiviste, qui prône l’optimisation de la production, semble peu à peu laisser place à un nouveau contexte où l’on ne chercherait plus à optimiser la production d’objets neufs mais la vente de services. La société Xerox, qui vend maintenant une prestations de "photocopies" et non plus des photocopieurs neufs, a amélioré la durée de vie de ses appareils et les conçoit de façon à pouvoir changer des éléments facilement. Les appareils obsolètes sont désassemblés et servent à la refabrication "remanufacturing".
Finalement, la satisfaction du producteur et du consommateur ne passe plus par le renouvellement de produits avec une durée de vie programmée pour être courte, à grand renfort de consommation de ressources et de production de déchets.
C’est une remise en cause du dogme productiviste, sur lequel repose le système économique actuel, et selon lequel la richesse dépend directement de l’augmentation de la production. On peut donc parler de "société d’utilisation" ("functional economy"), dont la thèse fondamentale est qu’il est possible de dissocier l’augmentation de la richesse et l’accroissement de la production. La valeur d’utilisation remplace la valeur d’échange. L’objectif est de minimiser la "quantité de matière utilisée par unité de service rendu" (par exemple, un cycle de lavage pour un lave-linge).
L’utilisation optimale des ressources passe par la durabilité et l’utilisation intensive des biens, pour réduire la vitesse des flux de ressources. La durabilité repose sur : (i) une conception modulaire , avec des éléments standardisés, (ii) un véritable système d’entretien qui prolonge la durée de vie du produit, (iii) une réutilisation "en cascade" et (iv) la revente par les entreprises du matériel devenu inutile. L’utilisation intensive des biens implique le développement de la location (par exemple, car sharing) et des objets multifonctionnels.
Le cycle économique peut donc se concevoir "à l’envers", c’est-à-dire en partant non pas des matières premières à transformer en produit, mais plutôt des produits existants à "remettre dans la boucle" : ils peuvent être réutilisés, réparés, réactualisés ou recyclés. Ces 4 boucles de reconstitution, de la plus courte à la plus longue, ont des coûts économiques et environnementaux proportionnels à leur longueur. Il faut donc privilégier les boucles les plus courtes.
C’est pourquoi l’engouement actuel pour le recyclage des produits de consommation à durée de vie courte ne semble pas une solution optimale : le recyclage ne ralentit pas la vitesse des flux de matière et peut parfois même les accélérer.
L’étude de ces deux stratégies (durabilité et utilisation intensive des biens) ouvre des perspectives intéressantes en matière d’emploi : substitution d’activités liées à la production, à la distribution et à la gestion des déchets par des activités de maintenance et de réparation, augmentation du nombre et de la qualification des emplois, décentralisation des opérations sur les lieux de consommation. L’économie aurait tendance à se relocaliser, puisque la compétitivité ne dépendrait plus d’une main-d’oeuvre bon marché mais plutôt du savoir-faire des équipes de conception et de maintenance.
Cette perspective modifie également la notion de responsabilité sociale des entreprises productrices, qui serait étendue "du berceau au berceau" (par opposition à "du berceau à la tombe"), donnant ainsi au concept d’EPR (Extended Producer Responsibility) un périmètre complet, avec une internalisation des coûts liés à l’exploitation et à l’élimination.
En ouvrant la voie à une gestion collective et coopérative, cette approche dont l’échelle est pertinente à l’égard des enjeux de la Biosphère, semble être une bien meilleure application du concept de développement durable que les efforts déployés jusqu’à présent, centrés sur l’optimisation de la productivité des entreprises individuelles.
Erkman, Suren, Vers une écologie industrielle, Genève, Editions-Diffusion Charles Léopold Mayer, 2004 (1ère édition, 1998)
Suren Erkman, journaliste scientifique, dirige l’Institut pour la communication et l’analyse des sciences et des technologies (ICAST), à Genève