Interview
Entretien avec Bertrand BADIE, professeur à l’IEP de Paris
Date of the document : 22 avril 2005
By Corinna Jentzsch
Que pensez-vous de ces définitions ?
Il est très difficile de trouver une définition idéale de la gouvernance, c’est un concept de policy mix. Donc, dès qu’on est confronté à une définition de la gouvernance on voit ce qu’elle dit mais on voit aussi ce qu’elle ne dit pas. Deuxième problème du concept est que c’est un des rares concepts qui soient en même temps empiriques (des conditions nouvelles des gouvernements et des sociétés du monde ; tous les accommodements des formes de gouvernance qu’il faut en plus au-delà des formes de gouvernement classique pour fonctionner dans le système politique mondial) et normatifs. La dimension normative, important surtout pour les organisations internationales et les ONG et notamment la Banque mondiale, est gouvernance en tant que « bonne gouvernance » (amélioration, rationalisation, moralisation des formes des systèmes politiques). Tous ça me gène, c’est pour ça à titre personnel j’emploie le moins possible la notion de la gouvernance. La gouvernance est tant de choses, mais il y a les deux éléments essentiels qui paraissent dans la première définition, celle-là me semble plus clair : c’est premièrement des gouvernements souverains qui doivent être coordonnés et deuxièmement le mélange public/privé.
Je trouve un peu restrictif que les acteurs non gouvernementaux participent à la gouvernance mondiale par « advocacy work » . C’est-à-dire, il y a une telle symbiose entre les acteurs privés et publics que les acteurs privés ne se limitent plus à « advocacy » , mais font de gouvernement (Ex. Handicap International - Convention d’Ottawa/Amnesty - Cour pénale internationale/Europe Round Table – politique industrielle européenne). Ce qui me paraît intéressant dans le sujet de gouvernance, c’est que la société civile n’est plus acceptée par exception, par dérogation, par spécialisation dans son rôle de pression, elle est considérée comme presque légale du système politique.
Quel est l’état actuel de la gouvernance mondiale ?
Ce que vous impliquez est qu’un autre problème de la gouvernance mondiale est qu’elle est finalement très peu institutionnalisée. Ce qui n’est pas vrai. S’il y avait des institutions on pourrait parler de différents étapes de leur construction. On en n’est pas là, c’est-à-dire ce qui se passe c’est un certain nombre de processus implicite (rôle du chercheur/observer de les détecter). D’autre part on constate que rien de gouvernance mondiale est définitif ; il y a des progrès mais les choses s’arrêtent– aucune avancée est véritablement installée (en matière économique et sociale/Cycle de Doha et environnementale/Rio, Johannesburg). C’est pourquoi d’ailleurs la gouvernance suscite beaucoup de scepticisme ; comme rien n’est installé, rien ne paraît sérieux et rien n’est effectivement définitif.
C’est la raison pour laquelle la gouvernance est un concept dont je me méfie beaucoup et j’aimerais mieux tenter une autre approche qui serait celle du paradigme démocratique appliqué au relations internationales ; c’est-à-dire décrire l’arrivée progressive des acteurs non étatiques sur la scène internationale et étudier les modes interactifs qu’il y a entre ces acteurs non étatiques et étatiques. Ce mode interactif ressemble beaucoup à ce qui était les premiers puissants de la démocratie dans le système politique européen (du despotisme, de l’autoritarisme à la démocratie). La participation populaire au 19e siècle n’était ni de la pression (advocacy) ni du gouvernement, mais quelque chose qui s’est stabilisée avec le système représentatif et avec la création des partis et du système parlementaire.
Qu’est-ce qu’il faut faire pour améliorer la gouvernance mondiale ?
Votre question montre la limite de mon concept. Il n’y aura jamais une démocratie mondiale qui ressemblera à la démocratie nationale. Et cela pour une bonne raison : Les démocraties nationales se sont formées autour d’un centre unique de pouvoir qui, sur le plan mondial, n’est pas possible et qui introduit un autre aspect de la gouvernance qui est la coordination des gouvernements souverains. Tant qu’il y aura pluralité des gouvernements souverains l’idée de la démocratie ne s’imposera pas totalement. Deuxièmement, lorsqu’on passe dans le niveau normatif, on observe qu’il n’y a pas de théories normatives de la démocratie à l’échelle mondiale. Donc, on a des souhaits (wishful thinking/plus de pays en développement impliqués dans les décisions etc.). Nous en sommes maintenant à l’état assez piteux de la juxtaposition de souhaits quelque peut gratuits. Il faudrait construire une théorie normative de la démocratie à l’échelle mondiale. Ces souhaits sont peut-être la raison pour laquelle le concept de la gouvernance a un tel succès, non seulement il faut une gouvernance, il faut une bonne gouvernance et quand on dit ça le monde est sauvé – mais quand on dit ça on n’a rien dit et c’est ça la limite du concept, c’est un terme d’illusion.
Que pensez-vous des théories cosmopolitiques (Held/Habermas) ?
Cela reste à un niveau extrêmement abstrait, général, allusif. Le prompt de la théorie normative c’est qu’il y a un modèle de cité qui s’en dégage. La force de la théorie du contrat social c’est qu’elle décrit tous les mécanismes de la cité (descriptions des raisons qui conduisent les citoyens de se soumettre aux règles, la force des institutions). On en est encore très loin, et moi je pense qu’il faut être plus volontariste, c’est-à-dire la solution c’est la participation – comment les individus sans qualifié peuvent participer aux relations internationales (manifestation 15 février 2003, via les médias, participation des masses à la succession de l’église). Mais si vous dites participation à un diplomate ou à un homme politique, pour des raisons nationales, il ne comprendra pas.
La réforme de la gouvernance mondiale, c’est plutôt un changement par le bas ?
Oui, rien sérieux ne se peut créer autrement que par les dynamiques sociales (exemple démocratisation). Fondamentalement, la gouvernance mondiale, c’est un appelle aux dynamiques sociales et ce ne peut se réaliser que par des dynamiques sociales ; même l’aspect apparemment le moins dynamique sociale du sujet, la coordination entre les gouvernements souverains (G8), a provoqué des dynamiques sociales (revendications des ONG/manifestation où le G8 s’est réuni). Ce serait une illusion de penser que la gouvernance mondiale puisse fonctionner sans appropriation sociale. Et le grand événement de la fin du 20e siècle est l’appropriation sociale des questions internationales et des fonctions publiques.
Où voyez-vous des obstacles à la participation de la société civile ?
Il y en a beaucoup. D’abord il y a la résistance des Etats, mais de temps en temps les Etats voient l’avantage d’associer les dynamiques sociales à leurs décisions, notamment en situations de crise. Le deuxième obstacle plus grave car plus structurel est la difficile institutionnalisation de la participation à l’échelle mondiale. En effet, l’ONU a déjà 191 délégations, on ne sait pas comment constituer l’ONU des acteurs sociaux. Donc, cette participation sociale est toujours désinstitutionalisation et comme il n’y a pas un seul gouvernement mondial, la participation sociale au niveau mondial ne peut pas se parlementariser (le parlement = stabilisation de la démocratie). Comment pouvez-vous institutionnaliser la représentation auprès de ce qui n’existe déjà que comme représentation ; la communauté internationale n’existe pas, elle n’existe que par la représentation telle qu’elle s’exerce au travers des mécanismes onusiens – une ONU de l’ONU ?
Mais il y a eu quand même des mécanismes inventés par l’ONU, notamment la stabilisation de la représentation des ONG (auprès de l’ECOSOC/forums internationaux). Mais l’institutionnalisation des ONG ne suffit pas à stabiliser le processus d’appropriation sociale de l’international.
Que pensez-vous du rapport de Kofi Annan ?
Si on prend la notion très large de gouvernance mondiale le rapport est un progrès d’amélioration du fonctionnement du système de l’ONU. Mais je ne pense pas que ce soit essentiel parce que c’est un rapport très fonctionnaliste. Mais la solution n’est pas dans les fonctions, c’est dans les instruments. C’est le grand problème de la gouvernance mondiale, quand il y a une crise dans le système international, de faire en sorte que ceux qui interviennent pour réduire cette crise n’interviennent pas au nom de leur puissance, mais interviennent au nom des biens communs et de l’intérêt général de l’humanité. Ce n’est pas un problème de finalité, c’est un problème de procédure (ex. intervention des Américains en Irak).
Mon projet à cœur est plutôt de créer un Conseil économique de sécurité qui n’est pas vraiment repris dans le rapport, mais qui est quand même dans la logique de la réforme de l’ECOSOC.
Ne pensez-vous pas que derrière toutes les décisions internationales il y a des intérêts spécifiques de chaque Etat ?
Non, pour deux raisons. Premièrement, il y a le nouveau concept des biens communs de l’humanité qu’il faut gérer (l’air, l’eau, l’alimentation) par le dépassement des intérêts particuliers. Deuxièmement, l’intérêt national passe de plus en plus par l’intérêt global (ex. SIDA). Mais, comme ces phénomènes sont de plus en plus ignorés (parce qu’on ne voit des conséquences qu’à long terme, à travers des générations) et comme la démocratie accepte le temps court (élections) je ne prendrai pas cette argumentation en considération.
Pascal Lamy parle de l’Europe comme exemple de la gouvernance mondiale. Est-ce que l’Union européenne peut-être un modèle pour la gouvernance à l’échelle mondiale ?
Non, on ne peut pas, parce que l’Europe est un processus très institutionnalisé qui a ses mécanismes et ses lieux de pouvoir (lieux de résistance, interaction, contestation avec le pouvoir). Au niveau mondial il n’y a pas de centre de pouvoir, ce sont des participations sociales sans cible. On adresse l’OMC, mais c’est idiot, ce n’est pas une cible unifiante. On condamne les résultats politiques d’acteurs pluriels. Donc, la gouvernance et la démocratisation se faisaient d’autant plus difficile.
Est-ce qu’il y a une perspective française sur la gouvernance mondiales ? Quelles tendances dégagez-vous ?
Je me n’ai pas posé la question, mais je pense qu’en France il y a un courant solidariste qui est à mon avis l’une des sources françaises aux relations internationales et une des antidotes les plus importants contre les politiques de puissance. Ce courant solidariste vient de Durkheim et on le retrouve au moment où la bipolarité (la politique de puissance) est entrée en crise (french doctors/MSF). Ce solidarisme transnational et le mouvement humanitaire (Kouchner) sont vraiment français et très important (Action contre la faim). Sur le plan politique vous trouvez non pas la projection du solidarisme, mais une projection du souverainisme, donc une certaine prudence. Mais il y a quand même dans la « deuxième gauche » des partisans du solidarisme (Jacques Delors, Michel Rocard).
Voyez-vous une confrontation de ces perspectives avec des perspectives américaines ?
C’est vrai que le gouvernement américain ne produit pas beaucoup de mouvements de ce type. En général, l’exceptionnalisme/le souverainisme se met en travers de la route, mais ça ne m’inquiète pas. Je suis convaincu que les États-Unies seront obligés de limiter leur unilatéralisme puisque plus ça ira plus c’est coûteux. Donc, les Etats-Unis se rendent compte que c’est plus avantageux de jouer le multilatéralisme.
Qui est important sur le sujet ?
Jacques Delors (en tant que penseur et acteur)
Michel Rocard
Diplômé d’études supérieures de Science politique, de l’institut des langues orientales et en histoire du XXème siècle, agrégé de science politique, Bertrand Badie a obtenu son doctorat d’Etat en science politique, à l’IEP de Paris en 1975. Il est Professeur des Universités à l’I.E.P. de Paris, directeur des collections des Presses de Sciences Po, directeur du Cycle Supérieur de Relations Internationales de Sciences Po, et enfin, depuis février 2002, directeur du Centre Rotary d’études internationales sur la paix et la résolution des conflits.