IRG
lang=fr
lang=en
lang=en

Interview Interview

Entretien avec Zaki Laïdi, chercheur au CERI

Date of the document : 6 avril 2005

By Berthilde Goupy/Corinna Jentzsch

Place de l’État dans la gouvernance mondiale aujourd’hui

L’approche classique de la gouvernance consiste à se demander quelles sont les institutions optimales pour organiser le monde dans le contexte de la mondialisation = à des problèmes globaux il faut des solutions globales et non pas nationales.

Ce n’est pas la 1e fois que le monde est confronté à des problèmes globaux, mais jusqu’ici on avait toujours privilégié la résolution de ces problèmes par la régulation inter étatique = aujourd’hui, le problème des biens publics mondiaux ne se prêtent pas à la régulation inter étatique, même si la régulation inter étatique reste un processus de négociation fondamental dans le processus de gouvernance.

L’OMC est une institution inter étatique donc on ne peut pas parler aujourd’hui d’une disparition de l’État dans le processus de gouvernance mondiale, comme certains aiment à le dire.

M. Laïdi distingue 2 approches actuelles de la gouvernance mondiale:

  • une perspective institutionnaliste de régulation par les normes (modèle européen)

  • une perspective souverainiste de realpolitik (modèle américain)

Quelle place doit-on accorder aux institutions pour améliorer la gouvernance mondiale?

M. Laïdi a clairement exprimé des réserves quand à la capacité des seules institutions à affronter les problèmes de gouvernance mondiale

La question à se poser est de savoir à quels problèmes est confrontée la gouvernance aujourd’hui: à savoir, comment garantir l’harmonisation des conditions sociales de l’échange dans la mondialisation?

Avant tout il s’agit donc de savoir ce qu’on entend par mondialisation: évidemment, la définition classique de la mondialisation qui consiste à dire que c’est l’existence d’interdépendances accrues entre tous les éléments de la société est essentielle; mais la mondialisation ne se limite pas à cela. En effet, se pose le problème de l’égalisation des conditions sociales dans un univers compétitif.

Exemple de la libéralisation des échanges = le fond du problème n’est pas l’abaissement progressif des barrières tarifaires de nos jours: le fond de l’affaire est l’harmonisation des conditions sociales de l’échange justement lorsqu’il n’y a plus d’obstacles tarifaires et non tarifaires à l’échange, ce qui induit une situation de compétition ouverte sans aucun obstacle.

Exemple des échanges commerciaux entre les US et le Canada: entre ces 2 pays il y a très peu d’obstacles à la libéralisation des échanges, et pourtant il y a un conflit récurrent entre ces 2 pays sur le bois = les US accusent le Canada de pratiquer un dumping, c’est-à-dire de vendre son bois en dessous du prix de marché, accusation que les canadiens réfutent. En effet, les conditions juridiques d’exploitation des forêts sont différentes aux US et au Canada:

  • aux US c’est un système privé qui fonctionne selon les règles du marché

  • tandis qu’au Canada c’est un système d’exploitation public

C’est ici que se pose le problème de la gouvernance: les US reprochent au Canada son système d’exploitation étatique des forêts au lieu de privilégier une logique libérale de marché = illustre les différences de préférences collectives et de vision de la régulation du monde.

Les préférences collectives

Existe-t-il des préférences collectives sociales qu’une société peut légitimement maintenir dans un univers globalisé sans devenir pour autant une société fermée?

Qui doit trancher quand les préférences collectives s’affrontent et sont contradictoires? = c’est là toute la problématique de la gouvernance mondiale selon M. Laïdi.

Un constat essentiel à faire est que les préférences collectives ne sont pas compatibles entre elles = or si on les prends toutes en compte alors on renonce à la mondialisation, ce qui n’est pas envisageable aujourd’hui. C’est pour ça que les libéraux récusent l’idée même de préférence collective pour privilégier l’idée des préférences individuelles avec l’idée que c’est toujours le consommateur qui tranche.

Par exemple, le problème des OGM: si on laissait les produits OGM entrer sur le marché européen, seuls les consommateurs qui en ont les moyens pourraient exprimer leur préférence en achetant des produits non OGM. Mais les produits OGM étant nettement moins chers, les consommateurs avec un faible pouvoir d’achat exprimeraient une fausse préférence en achetant des produits OGM seulement parce qu’ils sont moins chers. Donc en limitant l’accès au marché européen des OGM, on maintient une préférence collective sur la santé.

Comment trancher entre les 2 visions de la gouvernance (par les normes ou souverainiste)? = il a vraisemblablement une tension vers la libéralisation des échanges, mais il existe aussi de façon toute aussi claire des préférences sociales non marchandes qui préoccupent.

M. Laïdi suggère donc d’agir sur la gouvernance sur les 2 niveaux, à savoir impulser une réforme à la fois par le haut par les institutions mais également par le bas par une participation accrue de nouveaux acteurs (société civile, ONG etc.).

Mais il s’agit de ne pas se poser le problème uniquement en termes institutionnels; en effet, une réforme institutionnelle (ou la création de nouveaux organes institutionnels internationaux traitant des nouvelles préoccupations de la gouvernance mondiale, comme par exemple l’idée de créer une Organisation Mondiale de l’Environnement) ne peut être efficace que si son mandat lui permet d’agir sur la base de principes communément admis. Dans ce sens, l’OMC pas faite pour traiter tous les problèmes issus de la mondialisation mais elle est amenée à traiter quand même de problèmes qui ne sont pas des conflits d’ordre purement commercial.

Les institutions ne peuvent répondre qu’aux questions qu’on lui pose. Il apparaît donc primordial de clarifier le mandat des différentes organisations internationales, que ce soient celles qui existent déjà ou celles que l’on aimerait voir surgir.

Par rapport à l’éventualité de la création d’une organisation mondiale de l’environnement (OME), M. Laïdi insiste donc sur le fait que sans un mandat clair, une telle institution serait inutile et inefficace. Quels rapports devrait-il y avoir entre l’OMC et l’OME? Le problème se complique... en effet, s’il y a un conflit de préférences entre l’OMC et l’OME et que loi commerciale ne permet pas de régler totalement le problème, l’OMC devrait-elle prendre avis de l’OME? Devra-t-elle le suivre ou simplement le prendre en considération?

Les défaillances de la gouvernance mondiale ne peuvent pas être réglées par les seules institutions car les défaillances du système de régulation mondiale émergent d’un problème d’ordre politique = 2 modèles politiques d’organisation sont possibles selon M. Laïdi:

  • une gouvernance par les normes (modèle européen) = importance du "soft power"

  • une gouvernance politique souverainiste basée sur la realpolitik (modèle américain)

Les institutions ne marcheront pas si les problèmes politiques sous-jacents ne sont pas explicités. De cette manière les mandats des institutions auraient dans leur mandats des termes de référence communément admis par la communauté internationale = clarification du rapport

Peut-on transférer le modèle de gouvernance européenne au niveau mondial?

L’Union Européenne vit, selon M. Laïdi, une "course de vitesse dans le temps" pour imposer son modèle de gouvernance. Pour lui, ce laps de temps sera d’environ une vingtaine d’années ce qui correspondrait à la réelle émergence de l’Inde, la Chine et la Russie sur la scène mondiale. Or ces pays ne sont pas intéressés par la gouvernance mondiale mais plutôt par un concert des nations comme au 19e siècle par exemple.

Dans cette optique, la gouvernance serait donc la production de normes opposables à tous les acteurs de la scène internationale, indépendamment de leur position dans le système mondial. Les européens veulent donc normer le système mondial car ils ne disposent pas d’un système politico-militaire suffisant pour imposer leur vision du monde contre ceux qui font de la géopolitique et de la realpolitik comme les US.

Exemple du Protocole de Kyoto: au départ les russes ne voulaient pas ratifier; or s’ils n’avaient pas ratifié le protocole de Kyoto le processus se serait arrêté net: ceci montre bien l’articulation étroite qu’il existe entre la gouvernance européenne et la gouvernance mondiale = il ne s’agit pas de transférer le modèle européen tel quel mais bien de déferrer ce modèle. Pour M. Laïdi, c’est même une question de survie politique de l’Europe que d’établir un système normé de gouvernance mondiale car l’Europe est très isolée en ce qui concerne sa volonté d’établir un système de gouvernance; en effet, les US ainsi que les PED sont très opposés à ce modèle.

Problématique de l’intégration de la société civile dans les institutions

Si on demande à ce que les ONG soient mieux représentées à l’OMC, les seuls qui seraient d’accord seraient les pays développés alors que PED seraient massivement opposés à ce que les ONG participent au processus. En effet, ils ont peur de ce que les ONG voudront mettre sur l’agenda (environnement, droits de l’homme etc.) = les ONG sont vues comme le cheval de Troie des pays développés dans les organisations internationales.

Mais les PED ont aussi des bonnes raisons d’être opposés aux ONG à l’OMC = elles reflètent des préférences collectives spécifiques qui peuvent recréer une asymétrie entre Nord et Sud au sein même des institutions.

A propos de la proposition de réforme de l’ONU

Le rapport constitue évidemment un pas en avant et démocratiser la représentation au Conseil de Sécurité est un grand pas. Mais demeure l’éternel problème de la volonté politique car la gouvernance mondiale n’est pas un idéal abstrait. M. Laïdi exprime beaucoup de scepticisme quant à cette proposition de réforme tout simplement parce que la plus grande puissance du monde reste hostile à la gouvernance (opposition au protocole de Kyoto, à la Cour Pénale Internationale, à la réforme du Conseil de Sécurité)

A propos d’une perspective française / européenne de la gouvernance

Il existe un espace public européen d’une grande importance: forte conscience européenne qui est relayée par le parlement européen qui fait avancer les choses.

Si M. Laïdi devait parler d’une perspective française il la verrait comme européenne = il existe évidemment une contribution française au projet européen de gouvernance mais il n’y a pas de perspective française de la gouvernance mondiale, ou en tout cas pas une qui soit de poids. Il s’agit de rallier nos forces car on ne peut pas faire avancer des propositions tout seul et l’Europe est la masse critique minimale pour peser sur la scène internationale. Il faut donc que l’Europe fortifie ses positions en les unifiant.

Quels sont les moyens les plus efficaces pour faire progresser votre vision de la gouvernance mondiale?

M. Laïdi voit une influence dans la publication d’idées dans les journaux (plus que les livres car les décideurs politiques sont plus focalisés sur la presse que sur les ouvrages), les contacts directs avec acteurs politiques, et les tentatives d’impact sur l’opinion publique. M. Laïdi a déploré le fait qu’en France et ailleurs il y ait beaucoup de malentendus quant au concept de gouvernance mondiale et surtout il a déploré le fait qu’il n’y ait pas de conscience des individus des enjeux posés par la gouvernance mondiale. En effet, les effets de la gouvernance sont extrêmement importants mais n’ont pas d’effet direct sur les citoyens; il s’avère donc très dur de les mobiliser. M. Laïdi a également souligné l’inculture des français quant aux mécanismes internationaux et économiques et l’importance de projets comme celui de la Fondation Charles Léopold Mayer qui permettent de susciter le débat, en insistant sur le fait qu’il ne faut jamais sous-estimer les échelles de travail.

 

Doctorant d’Etat en Sciences Politiques (IEP Paris), Zaki Laïdi est actuellement chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de la Fondation Nationale des Sciences Politiques Paris et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Directeur délégué de la revue En temps réel et ancien conseiller spécial de Pascal Lamy lorsqu’il était Commissaire européen chargé du commerce (2000-2004), Zaki Laïdi était également professeur invité aux universités (Johns Hopkins - Bologne (1992-1995), Montréal (2001 & 2004), et Genève (2003 & 2004) ). En plus de ses activités d’enseignant et de chercheur, Zaki Laïdi est éditorialiste aux quotidiens Libération (Paris) et Manishi Shimbun (Tokyo).

contacts Private Policy credits