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Entretien avec Philippe MOREAU DEFARGES, chercheur à l’IFRI

"L’obstacle à la gouvernance mondiale est en même temps la solution, à savoir l’État"

Date of the document : 6 avril 2005

By Berthilde Goupy/Corinna Jentzsch

Que faut-il faire pour mieux réguler le monde?

Le monde reste construit autour des États:

  • on ne peut pas les dépasser

  • ces États sont inégaux

Il est donc difficile de trouver une bonne gouvernance qui tienne compte à la fois des réalités de la puissance mais aussi qui promeuvent des règles internationales qui soient valables pour tous.

L’Europe est une entité plus faible et qui fait face à moins de responsabilités internationales que les US et elle est donc plus prête à se soumettre à des règles internationales.

Afin de faire avancer la gouvernance mondiale, il faut donc responsabiliser au maximum les États, c’est-à-dire les amener à rendre des comptes.

Le Rapport des Sages pour l’ONU

Pour M. Moreau Defarges, le Rapport des Sages pour l’ONU renonce sans le dire à l’utopie de l’ONU c’est-à-dire au transfert de la force des États vers l’ONU et prend acte de ce fait (pas de transfert des forces militaires vers l’ONU) = le rapport propose donc aux États de rendre des comptes et d’accepter les règles du jeu international. M. Moreau Defarges reste persuadé qu’on ne peut pas aller plus loin aujourd’hui.

Mais pour que les Etats puissent effectivement rendre des comptes il faut un organe de surveillance plus pertinent que celui qui existe aujourd’hui. M. Moreau Defarges a qualifié les propositions du Rapport des Sages quant à la réforme du Conseil de Sécurité comme relevant "d’une prudence de sioux"; il a parlé de "réalisme glacial" car les propositions de réforme du Conseil de Sécurité ne touchent pas aux membres permanents actuels du Conseil de Sécurité. La proposition d’ajouter des membres permanents sans droit de veto et éventuellement des membres non permanents prouve bien qu’une réforme ne peut se faire qu’avec l’accord des membres permanents. Malgré tout, M. Moreau Defarges garde l’espoir que le droit de veto pourrait dépérir, ce qui n’est pas inenvisageable aujourd’hui, le droit de veto étant devenu de plus en plus dur à utiliser, le Conseil de Sécurité étant devenu une instance à 15 et non plus une instance à "15+10".

Une réforme réaliste de la gouvernance mondiale doit donc fondamentalement partir des États si l’on veut qu’elle ait une chance d’aboutir.

Critères pour une bonne gouvernance

Les États ne renonceront pas au droit de faire la guerre car l’ONU n’apporte pas aux États une garantie absolue de venir au secours des États attaqués; l’ONU ne peut que promettre que la situation sera examinée et qu’elle fera son maximum pour l’aider mais c’est tout...

Une gouvernance mondiale efficace doit combiner :

  • impliquer les grandes puissances

  • représentativité démocratique

Mais quand les US refusent la CPI ils n’ont pas totalement tort; en effet, on demande à quelqu’un qui "se mêle les mains dans la merde" de pouvoir être mis en cause par un observateur qui lui ne se mouille pas!

Comment réformer la gouvernance mondiale?

M. Moreau Defarges a insisté sur l’idée qu’on demande toujours plus de réforme; or il nous a fait remarquer que beaucoup a déjà été fait depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. En effet depuis une cinquantaine d’années on a pu observer une grande dynamique qui contraint les États à être responsables car les États sont de plus en plus surveillés par un système international qui réagit très vite et de façon spontanée = une des grandes transformations de la seconde moitié du XXe siècle est cette mise sous surveillance des États par des dynamiques multiples, le système s’autorégulant par lui-même.

Quels sont les obstacles à une meilleure gouvernance mondiale?

Pour M. Moreau Defarges, il y a 3 types d’États qui représentent un obstacle à un approfondissement de la gouvernance mondiale:

  • les très grandes puissances qui se demandent pourquoi elles devraient se soumettre à la règle alors qu’elles sont les plus puissantes

  • les États qui ont le sentiment que leur survie est en cause = exemple d’Israël qui est en situation de survie car vit avec la peur de disparaître et donc ne peut pas raisonner normalement car il n’a pas de certitude qu’il est accepté par la région dans laquelle il vit (+Taiwan)

  • les États voyous

Mais le fait est que l’on ne peut pas contraindre les États à se soumettre à des règles internationales = on peut faire pression mais les États gardent une forte capacité de nuisance (exemple de la Corée du Nord qui possède l’arme nucléaire donc heureusement que les US n’attaquent pas la Corée du Nord, ça serait irresponsable!)

La clé du système reste donc les États qui gardent d’énormes pouvoirs qu’ils ne veulent pas lâcher car ces pouvoirs sont la condition de sa légitimité.

Pensez-vous qu’il faille que la gouvernance mondiale soit plus démocratique?

L’idée d’une démocratie-monde n’est pas utopique mais il s’agit de préciser ce que l’on entend par démocratie =

  • si l’on entend démocratie comme gouvernement démocratique: non

  • mais la démocratie mondiale existe déjà car les États sont soumis à un droit démocratique (le "Droit International Démocratique") même s’ils ne le veulent pas (par exemple, les US respectent les règles de l’OMC). De plus, les individus commencent à exister au delà des États à travers les ONG par exemple, même si ce phénomène reste limité à certaines zones.

Depuis le Seconde Guerre Mondiale on assiste à une grande démocratisation du statut des États; dans l’entre-deux-guerres il y avait les États européens et les autres n’existaient pas (colonies etc.) alors qu’aujourd’hui presque tous les hommes sont organisés dans des États et l’égalité souveraine des États veut réellement dire quelque chose.

On assiste aujourd’hui au développement des systèmes de surveillance des États qui le responsabilisent de plus en plus =

  • de la part des autres États

  • de la part des organisations internationales

  • de la part de sa propre population

  • de la part des organisations interétatiques

Pour M. Moreau Defarges, cela constitue la preuve d’une mise en place d’une certaine démocratie mondiale.

Quelles réformes institutionnelles concrètes proposez-vous?

Une bonne réforme de la gouvernance mondiale consisterait donc à adapter le système en faisant une place aux nouvelles puissances (en réformant Conseil de Sécurité et le G7 qui se veut être un mécanisme de gouvernance économique mondiale mais qui ne tient pas debout vu sa représentativité). Pour M. Moreau Defarges, une telle réforme pousserait à l’émergence de l’Europe fédérale afin que l’Europe soit représentée de manière unifiée.

Il faut un processus de marchandage afin d’intégrer ces nouvelles puissances au système international; la bonne gouvernance c’est de bien gérer cette insertion.

Avant, le critère d’insertion au cercle de grande puissance était la victoire à l’issue d’une guerre (le Conseil de Sécurité est composé des 5 vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale): aujourd’hui quel critère doit-on utiliser?

Un des grands changements du monde est l’existence d’un jeu politique mondial = les PED ont beaucoup évolué et sont devenus plus intelligents (moins de logique simpliste de rejet de l’ordre établi = les PED veulent intégrer l’ordre établi afin de le transformer au lieu de le rejeter comme le jeu des puissances occidentales impérialistes).

Imaginer des mécanismes de négociation du droit international = trouver des mécanismes de vote à l’OMC pour mieux prendre en considération les voix du Tiers Monde (incroyable que la Chine ait le même poids que le Luxembourg à l’OMC). Pour cela, il s’agit de ne pas faire abstraction des réalités de puissance: 2 réalités

  • le monde est démocratique

  • les États sont de poids inégaux

Afin de veiller à la représentativité des institutions internationales et de responsabiliser les États:

  • ajuster représentativité (au Conseil de Sécurité et au G8)

  • modes d’adoption des règles (réformer les pouvoirs de l’Assemblée Générale à l’ONU)

  • développer tout ce qui rendra les États plus responsables mais ce n’est pas simple car un État doit d’abord rendre des comptes à sa population avant de rendre des comptes à des organismes internationaux (argument américain).

Pensez-vous que l’UE soit un exemple de gouvernance applicable au niveau mondial ?

L’Union Européenne constitue un laboratoire intéressant de gouvernance à cause de la situation exceptionnelle de l’Europe, à savoir des États prêts à accepter les règles du jeu à la fin de la Seconde Guerre Mondiale car sous tutelle de l’URSS et des US après s’être beaucoup fait la guerre). Mais les réflexes de puissance sont bien là en Europe: les gros (France et Allemagne en tête) pensent que l’interprétation des règles doivent être différentes selon les pays (très visible par exemple dans l’interprétation du Pacte de Stabilité) = l’UE est un bon laboratoire mais elle montre qu’il faut des conditions précises à réunir et ce n’est pas si simple: pour qu’un État accepte d’être subordonné à des règes supérieures suppose toute une histoire.

L’obstacle à la gouvernance mondiale est en même temps la solution, à savoir l’État.

Selon M. Moreau Defarges, l’UE va devenir un quasi-État, c’est-à-dire une entité politique qui devra se présenter comme un État.

Selon vous, quelle place devrait être accordée aux nouveaux acteurs sur la scène internationale (ONG, entreprises, société civile etc.) dans la gouvernance mondiale?

Les États gardent des atouts particuliers par rapport aux autres acteurs sur la scène internationale (ONG, entreprises etc.) au niveau mondial car:

  • ils contrôlent des territoires

  • les citoyens sont des être de droit qu’à travers leur nationalité = l’individu ne peut pas exister directement à l’échelle internationale, il doit obligatoirement passer par l’État.

  • ils contrôlent des moyens de force

Aucun autre acteur n’a ces atouts donc l’État sera le rouage principal du système international = une bonne gouvernance mondiale est donc le développement d’une discipline interétatique plus qu’une entité supérieure aux États.

Comment envisagez-vous de faire progresser la gouvernance mondiale face au refus d’un très grand nombre de pays comme les États-Unis?

Au fait que les US ne veulent pas de gouvernance = 2 solutions:

  • la force: or on ne l’a pas

  • processus d’apprentissage, des pressions = les US vont se rendre compte que la politique de Bush est dangereuse...

Exemple de l’Irak: M. Moreau Defarges comprend le point de vue américain = les US sont responsables d’une région et ont des sentiments précis à savoir que cette région devient très dangereuse donc comment changer cette région?

  • on attend que ça change

  • mais si on fait rien ça risque d’exploser

Il reste que le monde est une jungle... c’est-à-dire un monde où les États ont le sentiment que leur sécurité dépend de leur propre force et non pas d’un système international supérieur.

Pour M. Moreau Defarges, la paix mondiale dépend avant tout des conditions économiques; l’explication de la paix dans le monde est que le monde n’a pas cessé de s’enrichir. Supposons un contexte de crise économique, les vieux réflexes vont inévitablement revenir; le système est donc fragile et ne il faut pas le gérer de façon trop autoritaire car ce système est fait d’États souverains mais inégaux en poids.

Pensez-vous qu’il existe une "perspective française" (ou bien européenne) en matière de gouvernance mondiale?

M. Moreau Defarges considère qu’il existe bien une perspective française sur la gouvernance mondiale, mais que cette vision française est marquée par la contradiction. La France, par son statut de puissance démocratique moyenne et commerçante, ne peut que vouloir un système multilatéral mais en même tps on utilise le mot multipolaire et non multilatéral ce qui est pourtant très différent = le multipolaire gère les inégalités alors que le multilatéral se base sur l’égalité des États.

L’Europe est quant à elle une zone qui se veut de paix, de démocratie et d’échange = elle ne peut donc vouloir qu’un monde multilatéral où il y a des règles communes respectées par tous. Le problème c’est toujours que le monde est une jungle et l’UE n’a pas de réponse très claire à des États qui ne respecteraient pas les règles. L’Europe veut voir un policier mondial dans le Conseil de Sécurité (M. Moreau Defarges parle d’un "policier mondial boiteux") mais de fait le policier mondial c’est les US.

Mais même les partisans du multilatéralisme ne peuvent oublier les inégalités de puissance mais aussi de responsabilité.

Personnalités influentes sur la scène française selon M. Moreau Defarges:

  • Hubert Védrine

  • Mireille Delmas-Marty (professeur au Collège de France, chaire de Droit International)

  • Chantal Millon Del Sol = très atypique

 

Ministre plénipotentiaire, Chercheur à l’Ifri (Institut Français de Relations Internationales), M. Moreau Defarges est aussi co-directeur du rapport RAMSES (Ifri) depuis 2002. Il a occupé plusieurs fonctions administratives (construction européenne, droit communautaire, immigration) et est actuellement professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris (Questions Internationales et Espace Mondial) ainsi que chargé de séminaire à l’Université Paris II Panthéon-Assas sur la gouvernance globale.

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