Análisis
La décentralisation et la déconcentration en Tunisie et au Maroc
L’évolution du rôle des collectivités locales, des textes aux pratiques
Por Skander Ben Mami, chargé de mission
Introduction
Cette fiche analyse le processus de décentralisation et le fonctionnement des collectivités locales au Maroc et en Tunisie. Dans ces deux pays, le processus mis en place présente en effet des caractéristiques distinctes de ceux en cours en Libye et, de façon plus marginale, en Algérie.
La Tunisie et le Maroc se sont engagés depuis une quinzaine d’années en faveur du développement de la démocratie locale. Cette dynamique répond aux demandes de leurs interlocuteurs occidentaux, mais elle est également motivée par les limites d’un mode de gouvernance basé sur une concentration du pouvoir au niveau national.
Chacun de ces deux pays aborde le défi de la démocratisation locale à sa manière. Le Maroc privilégie la décentralisation alors que la Tunisie s’oriente plutôt vers la déconcentration.
Cette fiche présente d’abord les fondements de la politique de décentralisation au Maroc et en Tunisie. Puis elle analyse la réalité du fonctionnement des collectivités locales. Enfin, elle montre les enjeux et les difficultés auxquelles doivent faire face les collectivités locales.
Les fondements de la politique de décentralisation
Les étapes historiques
Au Maroc, la décentralisation remonte à l’indépendance et se décline en quatre temps. La première période se caractérise par une nouvelle architecture administrative avec l’introduction du principe électif au niveau des conseils communaux, l’adoption de la charte communale (23 juin 1960) et la création d’assemblées préfectorales et provinciales (dahir du 12 septembre 1963).
En 1976, la réforme de la décentralisation communale dote les communes de larges responsabilités pour gérer les affaires locales. La décentralisation est relancée dans les années 1990 avec la création de la « région » et l’organisation administrative du pays en trois niveaux : la région, la province, et les communes urbaines et rurales (dahir du 2 avril 1997). A partir de 2002, le processus prend une nouvelle dimension avec la révision complète du régime juridique des collectivités locales afin de réduire la tutelle de l’Etat.
La Tunisie s’engage aux mêmes dates en faveur du développement local. Le pays opte plutôt pour une déconcentration du pouvoir administratif central et un renforcement du pouvoir administratif territorial autour de la fonction de gouverneur. Quatre moments marquent l’histoire de ce processus.
En premier lieu, le décret du 21 juin 1956 consacre l’autorité hiérarchique du ministre de l’Intérieur, organise l’administration générale du gouvernorat et confère les pouvoirs de police administrative au gouverneur. Ce dernier devient ainsi, par la loi du 13 juin 1975, le « dépositaire» de l’autorité de l’Etat, le représentant du gouvernement dans la région et le responsable de la mise en Ĺ“uvre régionale de la politique nationale de développement.
Le décret du 24 mars 1989 tente de redonner de la vigueur à une dynamique grippée. Il établit une longue liste des compétences déléguées au gouverneur. Les communes doivent attendre la loi organique du 24 juillet 1995 pour connaître une évolution de leurs fonctions : l’urbanisme réglementaire est « communalisés » ; le débat sur l’intercommunalité est lancé ; le fonctionnement des conseils municipaux est amélioré.
Deux organisations distinctes de l’espace
Le nombre de collectivités locales marocaines, en hausse régulière depuis l’indépendance, s’est stabilisé depuis les années 1990. En 2007, on compte environ 1 600 collectivités territoriales, réparties ainsi : 16 régions, 45 provinces incluant 26 préfectures (ou « wilaya ») et enfin un peu plus de 1500 communes, dont environ 250 urbaines.
Les dimensions géographiques et humaines de chaque type de collectivité territoriale varient beaucoup. La région de Laâyoune-Boujdour-Sakia el Hamra est, par exemple, presque 100 fois plus grande que celle du Grand Casablanca. Quant au nombre d’habitants des diverses régions, il varie lui aussi dans un ratio de près de 1 à 100. La région du Grand Casablanca, la plus peuplée du pays, accueille ainsi 3,7 millions d’habitants alors que seulement 400.000 personnes vivent sur le territoire de celle de Guelmim-Es Smara.
La Tunisie est pour sa part organisée en quatre niveaux (une vingtaine de gouvernorats, un peu plus de 250 délégations, le même nombre de municipalités et environ 2 066 « lmadat ». La densité de population y est moins contrastée qu’au Maroc. Le pays dispose ainsi de six villes de plus de 100 000 habitants.
Les superficies et la densité de population des gouvernorats sont également proches : le différentiel de population y varie seulement de 1 à 10, si on exclut le gouvernorat de Tataouine qui ouvre les portes du désert saharien, et possède des caractéristiques atypiques, à rapprocher de celles de la région marocaine de Guelmim-Es Smara.
Le pouvoir effectif des collectivités locales
Le régime juridique de la décentralisation
Le titre XI « Des collectivités locales » de la Constitution rénovée du 13 septembre 1996 constitue le texte fondamental de la décentralisation au Maroc. Bien qu’elle ne mentionne pas le mot décentralisation, la constitution marocaine consacre plusieurs dispositions aux collectivités locales, notamment pour souligner leur dimension démocratique. La constitution spécifie ainsi que les collectivités concourent à « l’organisation et à la représentation des citoyens » (article 38) et qu’elles « élisent des assemblées chargées de gérer démocratiquement leurs affaires » (article 101). Une place centrale doit également être accordée à trois autres textes : le Dahir du 2 avril 1997 sur l’organisation de la région, celui du 13 octobre 2002 portant sur la charte communale et enfin le Dahir du 3 octobre 2002 qui précise l’organisation des collectivités préfectorales et provinciales.
De son côté, la Constitution tunisienne du 1er juin 1959 fait référence par deux fois (chapitres II et VIII) aux collectivités locales, mais en des termes qui n’insistent pas sur la décentralisation. L’article 71 précise ainsi seulement que « les conseils municipaux et les conseils régionaux gèrent les affaires locales, dans les conditions prévues par la loi ».
D’autres textes réglementent le fonctionnement des institutions locales : la loi organique sur les communes du 24 juillet 1995, les décrets du 1er mars 1999 et du 5 mai 2003 sur les zones d’encouragement au développement régional et encore le Code de la fiscalité locale du 3 février 1997.
En Tunisie comme au Maroc, la décentralisation demeure un processus très encadré. Ainsi au Maroc, ce sont les gouverneurs, représentants de l’Etat, qui exécutent les délibérations des assemblées provinciales, préfectorales et régionales. Ils veillent également à l’exécution des lois. De même, le « fait du prince », c’est-à-dire l’intervention directe du roi, constitue un élément prégnant, notamment en matière d’urbanisme local.
En Tunisie, la tutelle se fait encore plus lourde puisque le programme de développement local doit être conforme au plan national. L’autorité officielle (le gouverneur) doit également approuver le budget ainsi que toutes les dispositions sur les finances de la commune, les décisions sur la voirie ou encore les règlements généraux.
Le statut et les attributions des collectivités locales
Au Maroc, la région, la province et la commune exercent à la fois des compétences propres au territoire et des compétences déléguées par l’Etat.
La durée du mandat des membres des trois assemblées est identique (six ans). En revanche leur mode de désignation diffère. Les membres du conseil régional et du conseil provincial sont désignés au suffrage universel indirect. Ils comprennent des représentants des collectivités locales, des chambres professionnelles ainsi que des salariés.
L’élection des conseils communaux a en revanche lieu au suffrage universel direct. Les communes disposent de leur propre personnel qui obéit à un statut dérogatoire. Les communes urbaines bénéficient en outre de conseils d’arrondissements jouissant d’une pleine autonomie pour gérer les affaires de proximité.
La Tunisie constitue un Etat unitaire. La collectivité principale est le gouvernorat. Elle possède des compétences en matière de santé, de culture et surtout de développement économique. Le gouverneur, nommé par le Président de la République, exerce l’essentiel des prérogatives de la région. Il préside le Conseil dont il nomme les deux tiers des membres ; il prépare et exécute le budget et approuve celui des communes de sa région ; enfin, il exerce les pouvoirs de police administrative.
Les communes, second maillon important de la toile territoriale, sont administrées par des conseils municipaux présidés par les maires et élus au suffrage universel direct.
Représentants de l’exécutif dans la commune, les conseils disposent de prérogatives non négligeables : voirie, transports urbains, aménagement, équipement communal, développement social. Ces prérogatives sont plus claires depuis la parution du Code de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme (1994) et de la loi organique de 1995.
Les enjeux et les difficultés de la décentralisation
Maroc : le déséquilibre de la répartition des compétences et des ressources financières
La décentralisation marocaine constitue un processus difficile. Les habitudes des pratiques centralisatrices des élus restent fortes et les fonctionnaires accordent souvent un rôle très secondaire à l’échelon local ou n’y voient qu’une étape vers l’administration d’Etat.
Le gouvernement marocain a adopté plusieurs programmes de consolidation de la décentralisation depuis les années 1990 et notamment une réforme de la fiscalité et de la comptabilité des collectivités locales. Depuis 2002, des aménagements ont été opérés afin d’alléger la tutelle de l’Etat : les délais et le nombre d’actes soumis à approbation ont été réduits, le pouvoir d’approbation des « walis » et des gouverneurs a été renforcé.
La décentralisation marocaine se heurte également à la question du financement. Les collectivités bénéficient de ressources propres. Elles perçoivent une partie des impôts sur les sociétés et sur le revenu. Elles touchent une patente, une taxe d’édilité et une taxe urbaine. Au moins 30 % du produit de la TVA leur est transféré. Les communes rurales bénéficient également de ressources forestières. Enfin, les collectivités peuvent jouer sur les modalités d’assiette, de recouvrement et de fixation des taux de certains impôts et taxes. Elles bénéficient en outre d’un fonds de péréquation inter et intra-collectivités.
Pourtant ces dotations financières paraissent insuffisantes. De plus, les inégalités entre les collectivités demeurent très fortes. Par exemple, 23 % des acquisitions immobilières des régions sont concentrées à Laryone Boujdour Sakia El Hamra alors que la la région de Guchmim Es Samara pèse pour 0,0008 %.
Enfin la professionnalisation du personnel des communes demeure insuffisante. Moins de 7% de leur personnel sont ainsi constitués de cadres supérieurs.
Tunisie : les freins institutionnels, financiers et politiques
En Tunisie, la lenteur de la réforme en faveur de la décentralisation pénalise les processus de transition et décourage les partenaires étrangers. Plusieurs financements de la Banque mondiale ou de l’Union européenne ont ainsi été revus à la baisse faute de changement institutionnel probant.
La dépendance des collectivités locales vis-à-vis de l’administration centrale n’est pas seulement juridique, elle est aussi financière. L’Etat contribue ainsi à hauteur de 65 % au budget des communes. Ce pouvoir budgétaire de l’administration centrale constitue un obstacle à l’autonomie d’action des communes.
La structure des prélèvements obligatoires souligne la faiblesse des recettes des collectivités locales : le taux moyen est d’environ 0,6 % du PIB pour 1997-2001. Les taxes et prélèvements perçus par les collectivités locales représentent moins de 3% des recettes fiscales de l’Etat.
Le manque de ressources humaines des collectivités locales est flagrant : le taux de vacances dans l’administration des gouvernorats s’élevait ainsi à plus de 70 % en 2000. Les communes sont encore moins bien loties avec une moyenne de six agents pour mille habitants. Pis, le personnel occupe à 80 % des postes de catégories C et D.
Le caractère autoritaire du système politique tunisien ne peut en fait tolérer une véritable démocratie locale. Aussi privilégie-t-il une déconcentration très partielle plutôt qu’une véritable décentralisation
La déconcentration a apporté seulement des aménagements cosmétiques à la centralisation. La Tunisie demeure un pays très centralisé, doté d’une administration pléthorique, avec une très forte emprise de l’exécutif sur tout autre forme de pouvoir, notamment judiciaire. Les conséquences sont de plusieurs ordres.
Tout d’abord institutionnel, avec une culture de l’impunité et de la corruption. La seconde conséquence se situe au niveau de l’efficience et de la gouvernance, l’utilisation peu efficace des ressources publiques s’accompagne ainsi d’un développement de l’économie parallèle estimée à environ 40 % du PIB en 2007.
Conclusion : le sens de la réforme de l’Etat
Le Maroc et la Tunisie possèdent une forte tradition centralisatrice ainsi qu’une longue histoire électorale, ce dernier point étant assez spécifique au sein du Maghreb.
Au Maroc comme en Tunisie, la décentralisation est pour une grande part le fruit de la volonté de l’Etat, qui estime le changement nécessaire.
Mais la décentralisation est aussi fortement poussée par les institutions internationales et les coopérations bi et multilatérales. Elle fait partie de tous les programmes de bonne gouvernance. Elle constitue même parfois une condition, voire un préalable à toute négociation à caractère politique ou financier.
Bibliographie
Ouvrages généraux
Aride, Sol, 2006, « L’administration Régionale et Déconcentrée », Espace de solidarité saharienne, Le mécanisme mondial, Marrakech.
Picard, E. (dir.), 2006, La politique dans le mode arabe, Paris, coll. U. Armand Colin.
Ouvrages sur la Tunisie
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Ouvrages sur le Maroc
Centre de documentation des collectivités locales, 2004, « Collectivités locales en chiffres 2002 », rapport du Ministère de l’intérieur du Royaume du Maroc, Direction générale des collectivités locales, Rabat.
Zyani, Brahim, 2002, « Décentralisation et réforme administrative au Maroc », 4ème Forum méditerranéen du Développement MDF4 à Amman, 8-10 avril 2002.
Textes législatifs
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Sites Internet
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Jurisite Tunisie, www.jurisitetunisie.com.
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Portail de la ville de Tunis, La loi organique, Le conseil municipal, www.commune-tunis.gov.tn/fr/mairie_conseilmunicipal_loi.htm.
Réveil tunisien, www.reveiltunisien.org.
Union Européenne, Euro-Mediterranean Partnership/Barcelona Process, www.ec.europa.eu/comm/external_relations/euromed/index.htm.
Wikipedia, www.wikipedia.com.
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