Análisis
L’évolution du système politique libyen
La difficile mise en place de la démocratisation participative promue par la « troisième théorie universelle »
Por Skander Ben Mami, chargé de mission
La « troisième théorie universelle » exposée dans le « Livre Vert » constitue le fondement de l’organisation socio-politique libyenne. Au carrefour du manuel de savoir vivre et du petit livre rouge, le Livre Vert fut rédigé par Moammar Kadhafi, alors au pouvoir depuis une dizaine d’années, et édité pour la première fois en 1975. Il sert à la fois de fondement idéologique au pouvoir et d’outil pédagogique pour la population. Il pallie également l’absence d’une véritable constitution nationale.
Le Livre vert se compose de trois parties, chacune comportant de nombreux chapitres qui s’enchaînent sans véritable logique.
La première partie, intitulée « La solution du problème de la démocratie - le pouvoir du peuple » propose une théorie politique de la vie en société. Toutes les formes précédentes de gouvernement y sont dénoncées et une manière unique d’organiser les sociétés humaines est proposée pour les remplacer définitivement.
La deuxième partie, « La solution du problème économique - le socialisme », porte sur l’édification d’une économie qui tourne en partie le dos à l’économie capitaliste occidentale.
Enfin, la troisième partie, « Les fondements sociaux de la troisième théorie universelle » traite de questions sociales comme la place de la femme, des Noirs, des minorités, du sport ou de la musique.
Cette fiche analyse les principaux éléments de l’organisation politique de la Libye. Elle privilégie comme grille d’analyse l’étude des institutions, l’agencement des pouvoirs et la participation populaire au processus de prise de décision politique.
La réalité diffère bien entendu du modèle présenté dans le Livre vert. La démocratie participative et plébiscitaire que Mouammar Kadhafi appelle de ses vœux, peine à s’instaurer réellement
Il s’avère impossible d’étudier le système politique libyen avec les seuls concepts de la science politique occidentale : par exemple les partis politiques ou la représentation parlementaire comme incarnation et expression de la volonté du peuple.
Les ressorts et les fondements du pouvoir s’avèrent plus subtils et complexes. Ils empruntent des formes à la fois spécifiques et- proches de celles des autres pays du Maghreb.
L’organisation politique du pouvoir
Le système politique en vigueur en Libye correspond à peu près à l’organisation préconisée dans le Livre vert voici une trentaine d’années. En bas de la pyramide se trouvent les congrès populaires de base (CPB) qui regroupent les citoyens organisés par quartier selon une logique de participation directe et volontaire. Ils sont censés permettre la participation et l’expression de la population dans toutes les instances. Le principe politique étant d’assurer la présence et non pas la représentation du peuple dans ses diverses instances. La troisième théorie universelle du Livre vert considère en effet que : « la représentation est une imposture ». Les CPB se réunissent une fois par an pendant 4 à 6 semaines. Ils débattent de questions diverses relatives à la vie quotidienne, mais également de sujets plus vastes sur le fonctionnement du pouvoir.
Les CPB élisent des secrétariats, qui forment ensuite des congrès populaires. Ceux-ci disposent d’un rôle plus politique et administratif que les CPB. Ils élisent également les comités administratifs populaires qui contrôlent la légalité du fonctionnement de l’administration. Une autre représentation corporative émane des CPB. Il s’agit des congrès populaires professionnels qui regroupent les syndicats et les associations professionnelles. Ils ont pour fonction d’exprimer les intérêts des travailleurs « partenaires ».
Les CPB désignent des représentants au Congrès général du Peuple, qui se réunit chaque année et fonctionne un peu comme un Soviet suprême C’est à l’occasion de ce Congrès que sont définies les compétences et choisis les responsables des comités populaires. Enfin, c’est le Congrès qui choisit le secrétaire général et les autres membres du secrétariat général du peuple. Ce même Congrès a attribué le titre de « guide » à Mouammar Kadhafi au début des années 1980 à condition qu’il renonce à toutes ses fonctions officielles.
Les comités populaires sont dominés par le Comité général, lui même dirigé par l’équivalent d’un premier ministre. Depuis une dizaine d’années, le pays compte dix neuf comités populaires. Dans les années 1980, la crise politique du pays avait réduit leur nombre à cinq ou six. D’importants comités avaient alors été supprimés comme le comité de l’éducation, ce qui ne fut pas sans conséquence sur le système éducatif libyen.
Les comités populaires font office de ministères. Ils ont chacun compétences sur un thème spécifique : l’agriculture, les relations extérieures, la jeunesse, l’emploi et le travail, etc. Le comité en charge des questions de défense nationale possède un statut particulier de comité « provisoire ». En effet, le peuple est censé être toujours en arme et organisé pour la défense. Autre particularité, Mouammar Kadhafi, le « Guide », n’occupe aucune fonction officielle dans l’édifice. Néanmoins ses interventions, plutôt rares (deux interventions entre septembre 2006 et janvier 2007), formulées comme des conseils, sont toujours appliquées rapidement de façon scrupuleuse.
Cette forte autorité politique du Guide constitue un des nombreux exemples du décalage entre la théorie du Livre vert et la pratique politique en Libye. Certains l’expliquent par la résilience des coutumes politiques traditionnelles ; d’autres par l’habileté du pouvoir qui dilue les responsabilités pour garder toute autorité sur les décisions.
On peut citer d’autres exemples du décalage entre la théorie et la pratique politique. Les comités populaires de base pèsent ainsi de façon très marginale sur les prises de décision. La participation populaire reste, de fait, formelle et encadrée. La présence aux CPB est ainsi obligatoire et attestée sur le passeport. L’absentéisme est sanctionné d’une amende jusqu’à l’interdiction de voyager à l’étranger. Même si l’activité économique est surtout dynamique le soir, la police contrôle que les commerçants ferment tôt leur boutique les jours de réunion des CPB.
Ces comités ne possèdent pas de pouvoir de décision sur les questions dont ils débattent. Il s’agit de plus souvent de thèmes mineurs. Lorsque les questions sont importantes, les réponses sont induites ou les propositions des CPB restent lettre morte. De plus, des « comités révolutionnaires », véritables professionnels de la politique, font partie des CPB. Même si leurs prérogatives demeurent imprécises, ils imposent facilement leurs points de vue. La proposition des CBP, devenue une décision officielle en janvier 2007, d’ériger un monument à la mémoire de Saddam Hussein illustre leur soumission au pouvoir et la capacité d’influence des comités révolutionnaires en leur sein.
Le Congrès général du peuple représente formellement la plus haute instance de représentation populaire. Cette machine lourde et coûteuse dispose en réalité d’une faible influence sur l’agenda politique Son rôle effectif se cantonne à approuver les décisions déjà prises à l’échelon supérieur et à les transmettre aux CPB.
La Libye est administrativement découpée en 31 régions, les « chaabyyates » (communauté populaire) Le pouvoir effectif des régions, comme celui des municipalités, est difficile à évaluer. Formellement, l’échelon local reproduit la structure nationale du gouvernement. Les congrès populaires de base nomment des représentants aux congrès populaires de municipalité, qui eux-mêmes envoient des membres au congrès général du peuple. Les réformes de décentralisation et de régionalisation de 2000 qui ont, entre autres, entraîné la dissolution de plusieurs ministères, ne sont pas allées au bout de leur logique. Le pouvoir politique demeure centralisé et patrimonial Les deux ouvertures de la décentralisation concernent le pouvoir de gestion des affaires locales accordé: aux municipalités : gestion de l’eau, du traitement des déchets, mais également gestion de la fixation des systèmes des subvention des prix. Au niveau régional, les chaabiyates disposent d’un pouvoir économique grandissant..
Un régime inclassable ?
Le système politique libyen ne peut être étudié à la lumière des seules grilles de lecture de la science politique occidentale. Le critère de la division du pouvoir en trois branches (exécutif, législatif et judiciaire) s’avère délicat à utiliser Le Livre vert conteste ainsi toute légitimité au Parlement (pouvoir législatif) et ne reconnaît que la démocratie directe (les CPB) et non pas indirecte.
Selon les critères classiques de la science politique occidentale, le régime libyen ne peut être qualifié de démocratique. La liberté d’opinion et de réunion comme l’indépendance de la presse demeurent ainsi des perspectives floues. Le pouvoir judiciaire reste soumis aux préconisations du Guide et du Comité général. Il n’existe pas de partis politiques.
La représentation légitime est assurée par les comités populaires de base et les associations. Or les premiers ne disposent pas de structure permanente qui leur permettrait de se faire entendre régulièrement. Quant aux associations, seules deux sont influentes : la Fondation pour le Développement et le Wa’atassemo, respectivement tenues par le fils (Saif El Islam) et la fille (Aicha) de Mouammar Kadhafi.
Le régime libyen semble donc moins spécifique et novateur que ne le revendique le Livre vert.
L’expérience libyenne peut ainsi être rapprochée d’autres formes passées ou actuelles d’organisation de la démocratie selon des modèles différents de celui qui prévaut en Occident. Le régime libyen offre un visage proche de celui des anciennes démocraties populaires d’Europe de l’Est, et n’est pas sans rappeler le régime algérien des années 1960 et 70 : une démocratie de type plébiscitaire et unanimiste reposant sur une population rendue politiquement apathique, dominée par une élite regroupée en clans eux-mêmes soumis à une figure paternelle, et très contrôlée. La propagande est intense et la présence policière discrète mais efficace.
Sur le plan économique, le pays n’a pas abandonné officiellement la voie socialiste, explicitée dans la deuxième partie du Livre vert. Le secteur public demeure ainsi encore prédominant, malgré l’autorisation de l’initiative privée et le programme de privatisation de 400 entreprises publiques entre 2004 et 2008 1.
Tout comme dans les trois autres pays maghrébins, le système politique libyen combine une grande importance accordée à la notion de communauté, la faiblesse de l’Etat et enfin la « normalisation » des pratiques 2. L’« asabiyya », ou communauté constitue ainsi une donnée fondamentale dans le pays. Elle se décline sur trois plans : la communauté au sens large, c’est-à-dire la nation arabe face à l’Europe ou l’Afrique subsaharienne ; l’identité libyenne qui se détermine par rapport aux autres pays de la région et s’exprime notamment par un nationalisme élitiste (surtout envers les populations noires) ; et enfin, la logique « tribale » qui organise l’espace et le pouvoir.
La deuxième clé de lecture du système politique libyen concerne la faiblesse de l’Etat en matière de capacité à prendre en compte la divergence des points de vue et des attentes et à formuler des compromis. Ceci ne signifie pas qu’il n’existe aucune négociation ou compromis entre des intérêts divergents, mais ils ne se gèrent pas au niveau de l’Etat. Il existe ainsi certaines formes de « bargaining process » (processus de marchandage) entre le pouvoir et les rares représentants légitimes du peuple. L’Etat s’apparente donc plutôt à un espace traversé de luttes et d’ententes instables entre factions.
Enfin, la troisième caractéristique de la situation politique libyenne (et maghrébine) consiste en une normalisation constituée d’une mise aux normes et d’une accoutumance à diverses pratiques. Cette normalisation se décline sur des terrains très différents. Un de ses aspects se réfère au respect des normes et des exigences de la communauté internationale comme la décentralisation (toute relative), la privatisation ou la réduction des effectifs dans le secteur public. Mais la normalisation comprend aussi la banalisation de certaines pratiques, légales et surtout illégales : l’arbitraire, les emprisonnements inopinés et autres disparitions d’opposants politiques sont encore légion en Libye, comme en témoigne l’arrestation en 2006 d’un célèbre opposant politique, une semaine après son retour dans le pays.
Le pouvoir politique et le système de familles
Le régime libyen partage un autre trait commun aux pays de la région : la prédominance du pouvoir « exécutif », même si cette notion ne correspond pas tout à fait à l’architecture institutionnelle libyenne qui ignore la division démocratique classique en trois pouvoirs.
Le régime est dominé par la figure charismatique de Mouammar Kadhafi. Au pouvoir depuis 39 ans (en 2008), son emprise reste forte, même si elle évolue au fil du temps. Le « Guide » n’occupe ainsi désormais plus aucune fonction politique officielle. Cette position de retrait renforce son image mythique et lui accorde une plus grande marge de manœuvre. Il peut ainsi peser sur la marche du pays, sans pour autant assumer les éventuelles difficultés du gouvernement.
La stabilité de Kadhafi au pouvoir s’explique de diverses façons. Le Guide a toujours joué habilement avec les luttes personnelles au sein de l’élite dirigeante. Les remaniements ministériels traduisent ainsi en général les évolutions d’un jeu subtil d’alliances dans lequel le « Guide » est passé maître. La pérennité du pouvoir s’explique aussi par la capacité du Guide à alterner les périodes de tension et de détente avec la communauté internationale. Enfin, un autre facteur plus spécifique à la société libyenne explique la longévité du rôle dirigeant de Kadhafi. Il s’agit du caractère familial du pouvoir, au sens symbolique (il est le « père » de la Nation) mais aussi tout à fait concret, selon certains analystes.
Tous les spécialistes de la Libye ne s’accordent pas sur la dimension tribale du pouvoir. Certains considèrent même que la notion de tribu pose problème et paraît anachronique. D’autres, en revanche, estiment que le pouvoir libyen est structuré en profondeur autour des relations intertribales. Entre ces deux positions extrêmes, se trouve une analyse qui privilégie les notions de « familles », « beit », « maisons » plutôt que de tribus, pour expliquer la structuration sociale du pouvoir. Cette terminologie présente deux avantages : elle renvoie à une réalité indéniable ; elle paraît plus « neutre » que le terme de « tribu », qui suscite des incompréhensions à cause de ses connotations « archaïques ».
Le rôle des familles est réel, bien qu’elles ne soient pas toutes engagées de la même manière dans la vie politique, sociale et culturelle du pays. Ainsi, dans la Cyrénaïque, et plus précisément dans la région de Benghazi, les Senoussi se sont toujours montrés réfractaires au pouvoir qui a déposé la monarchie. Ils exercent une influence de famille et d’autorité alternatives. De manière moins claire, le sommet de l’Etat est la proie d’une concurrence larvée entre la petite tribu des Kadhafamene dont est issu le Guide, et celle, plus imposante, des Walifali. Il ne s’agit bien entendu que d’une des grilles d’interprétation des luttes d’influence souvent présentées de façon caricaturale comme une opposition entre les « conservateurs-révolutionnaires » et les « libéraux ». Une autre interprétation privilégie un point de vue socio-économique et moins politique : la concurrence entre familles pour le partage et la distribution des richesses et des privilèges.
Conclusion
Quels principaux enseignements tirer de cette étude du système politique libyen ?
Le premier est la volonté du pouvoir d’afficher le caractère démocratique de sa « révolution » de 1969 et des institutions nationales auprès de la population. Les congrès populaires de base constituent ainsi des garde-fous contre toute tentation de contester la légitimité du pouvoir.
Le deuxième enseignement est la déconnexion entre la théorie et la pratique politique. Elle s’explique de différentes façons : l’essoufflement de la ferveur révolutionnaire, la caducité de certaines dispositions du Livre vert, voire l’infaisabilité du projet initial. La faible politisation de la population libyenne, à la fois cause et conséquence du système mis en place, renforce l’immobilisme des institutions et légitime le fonctionnement des institutions actuelles, en quelque sorte par défaut.
Le troisième enseignement est le caractère personnel du pouvoir libyen en tant qu’espace de rencontres et parfois de confrontations. La personne exerce ici une fonction d’instrument de revendication, de défense et de représentation (des intérêts) des groupes et des familles. La révolution de 1969 qui a porté au pouvoir le jeune (et prétendument manipulable) Mouammar Kadhafi (27 ans), s’apparente ainsi à une lutte entre factions, remportée par une coalition de groupes sur une autre. Au-delà de la figure inclassable du Guide, le paternalisme constitue un aspect fondamental de la société et du pouvoir libyens. Il a pour corollaire la patrimonialité ainsi que le respect de l’autorité et de la hiérarchie, dans une certaine mesure.
Notas de pie de página
1 : Voir fiche 17 Un changement politique est-il possible en Libye ?
2 : Voir fiche 3 Les constitutions et le poids des pouvoirs exécutifs au Maghreb.
- Regards croisés sur la démocratisation et la gouvernance au Maghreb
- Les trajectoires politiques des pays du Maghreb
- Les constitutions et le poids des pouvoirs exécutifs
- La décentralisation et la déconcentration en Tunisie et au Maroc
- Maroc : convergences régionales et spécificités nationales
- L’évolution du système politique libyen
- La progression du multipartisme et ses limites
- Islam, démocratie et gouvernements maghrébins : des relations ambivalentes
- Le pouvoir d’influence des autorités traditionnelles au Maghreb
- Un changement politique est-il possible en Libye ?
- Les stratégies politiques des Etats du Maghreb face à la globalisation
- La « bonne gouvernance » vue par les bailleurs de fonds
- La coopération entre le PNUD et la Libye
- Les dynamiques et les perspectives politiques du Maghreb contemporain
- La monarchie, moteur de la montée en puissance de la société civile marocaine
- Les forces et les limites de la démocratisation au Maroc
- La gauche marocaine et la transition démocratique
- Analyse et perspective d’un parti islamique au Maroc
- Tradition, modernité et bonne gouvernance au Maghreb
- La conditionnalité de l’aide : un impact marginal sur la démocratisation au Maghreb
- La bonne gouvernance au Maroc : l’action du PNUD
- L’islamisme et les clivages sociaux au Maghreb : quels enjeux pour la démocratie ?
- Les relations ambiguës entre les médias, la société civile et l’Etat au Maghreb
- Quelles alternatives pour les musulmans à la mondialisation néo-libérale ?