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La vision japonaise du processus de développement économique
Le différend apparu au début des années 90 entre la Banque Mondiale et le Japon nous éclaire sur la vision japonaise du développement économique.
Fecha de redacción de la ficha : Janvier 05
Par Nicolas Minvielle
Premier donneur mondial durant les années 90 après avoir été le bénéficiaire des prêts de la Banque Mondiale après guerre, le Japon fait figure à part au sein de la petite communauté des grands donneurs. Partant de son expérience et de son succès en termes de développement, le Japon a mis en place une philosophie d’allocation de l’aide qui lui est propre et qui est rentrée en conflit au début des années 90 avec la Banque Mondiale.
Au début des années 90, un différend apparaît entre la Banque Mondiale et le Japon concernant la place de l’État et le rôle de la politique industrielle dans le développement (1). De manière générale les japonais reprochaient à la Banque son attitude négative sur le sujet. La mésentente fut telle que l’OECF(2)publia un rapport destiné à la Banque Mondiale et spécifiant les divers problèmes résultant de la stratégie qu’elle avait adoptée (3):
1. L’ajustement structurel ne favorise pas systématiquement la croissance économique car la création d’entreprises privées est limitée dans les pays en développement. Des mesures spécifiques sont donc requises pour améliorer l’investissement (prêts bonifiés entre autres…).
2. La libéralisation des échanges favorise l’affectation optimale des ressources (loi des avantages comparatifs). Toutefois, les industries naissantes ont besoin d’être protégées et soutenues par l’État pendant un certain temps.
En même temps, le Japon finança une recherche de la Banque, publiée en 1993 (4) et portant sur le miracle asiatique dans laquelle « on peut lire en réalité la reconnaissance, bien que nuancée, du rôle de l‘État dans la mise en Ĺ“uvre de la politique économique des pays d’Asie de l’Est en voie d’industrialisation » (Katsumata, 1997, p.565)(5).
Ce qui est intéressant dans la vision japonaise est qu’elle ne remet aucunement en cause le principe selon lequel le marché peut être une instance régulatrice dans une économie arrivée à son taux de croissance naturel. Elle souligne cependant le fait que cela ne saurait être le cas pour tous les pays en développement. Ainsi, « les économies fortement industrialisées, disposant d’institutions adaptées et d’un bon potentiel de création d’entreprises, fondent leur développement en grande partie sur l’initiative privée, selon un modèle plus ou moins Schumpeterien. Toutefois, même dans ce cas de cas de figure, les progrès industriels spectaculaires résultent souvent du coup de pouce donné par l’État » (Watanabe, 1997, p.317)(6).
En fait, il semble que la mésentente ne portait pas tant sur le rejet du rôle de l’État et de la politique industrielle dans le développement que sur le fait qu’une politique industrielle n’est pas exportable dans les pays en développement, et notamment pour les deux raisons suivantes :
1. Les politiques industrielles de type extrême-orientales seraient difficiles à exporter dans les PVD en raison de la déficience chronique de ces États. Watanabe se demande alors sur quoi la Banque se base pour affirmer que les défaillances étatiques sont plus graves que celles du marché. Les comportements de rente et de prédation sont aussi développés dans le secteur privé que dans le secteur public.
2. Les pays industrialisés ont adopté des règles de plus en plus sévères quant à la concurrence et aux mouvements de capitaux. Les PVD ne seraient donc pas en mesure d’appliquer une politique industrielle, ne pouvant plus accéder facilement aux marchés occidentaux. L’argument est soutenable, mais Watanabe se demande si la Banque ne devrait pas demander aux pays industriels de contrôler leurs propres « dérapages » plutôt que demander aux PVD de s’adapter.
En se basant sur l’histoire japonaise et en essayant de réfuter la position de la Banque et notamment sa stratégie d’un développement tiré par les exportations (7), Watanabe souligne l’importance pour les japonais du rôle de l’État et de la politique industrielle : « ces propositions établissent de manière irréfutable la nécessité de l’intervention active de l’État ou d’une politique industrielle dans les pays en développement. En rejetant cette approche, on s’interdit toute possibilité de rattrapage, d’autant plus que la plupart des pays industrialisés appliquent cette politique sous une forme ou un autre » (Watanabe, 1997, p.323).
Cet échange de points de vue entre la Banque Mondiale et le gouvernement japonais permet donc de mettre en exergue d’importantes différences de point de vue en ce qui concerne le rôle de l’État et des politiques industrielles dans le développement économique. Ceci est révélateur d’une réelle spécificité japonaise. En prenant l’exemple de l’utilisation qui a été faite par les japonais des prêts de la Banque Mondiale après la guerre, on comprend par exemple que l’accent mis sur les politiques industrielles lors de l’allocation de l’APD est dû à une spécificité japonaise qui remonte aux premières années de son propre développement :
Emprunteurs | Usage | Montant | |
Entreprises publiques | Japan Highway Public Co. Metropolitan Expressway Public Hanshin Expressway Co. | Lignes de trains | 430,0 |
Japanese National Railway | Tokaido Shinkansen (TGV) | 80,0 | |
Electric Power Development Co. ltd | Electricité | 25,0 | |
Japan Agricultural Land Development Agency | 4,3 | ||
Aichi Irrigation Public Co. | Irrigation d’Aichi | 7,0 | |
Sous total | 546,3 | ||
Japan Development Bank | Kansai Electric Power Co. Chubu, Electric Power Co. Hokuriku, Power Co. Kyushu Electric | Production d’électricité Usine thermique | 153,2 |
Electric Power Development Co., Yamata Steel, Fuji Steel | Traitement du fer | 157,9 | |
Sumimoto Metal Industry, Kobe Steel | Usine de Wakayama | - | |
Toyota Motor Corporation | Automobiles | 2,4 | |
Mitsubishi Shipbuilding Industries | Chantier naval | 3,2 | |
Sous total | 316,7 | ||
Total | 862,9 |
Source : Ozaki Eiji, The World Bank, Nihon Kokusai Mondai Kenkyujo (The Japan Institute of International Affairs), 1969.
Fichas :
(1) La mésentente sur le sujet datait de 1989 et portait sur les prêts en « deux temps » du Japon. Ces derniers permettaient d’obtenir des financements sur le long terme à de faible taux (prêts bonifiés). Selon la Banque, ce type de prêts amenait une distorsion du marché et encourageait la corruption, ce à quoi le gouvernement japonais répondit que certains financements gratuits de la Banque avaient le même effet.
(2) Overseas Cooperation Economic Fund : agence japonaise en charge d’une partie de l’APD à cette époque.
(3) Il est très rare de voir le gouvernement japonais prendre position avec vigueur et il s’agit ici d’un des rares exemples disponibles en termes de politiques d’APD. La publication de l’OECF de 1992 était d’ailleurs à la base un mémorandum écrit en 1991, destiné directement à la Banque et devant servir de base à une discussion plus approfondie. Cette réaction est à mettre en perspective dans un contexte de frictions commerciales, le désaveu de la Banque revenant à dire que les pratiques interventionnistes japonaises pouvaient être considérées comme « déloyales » .
(4) Banque Mondiale, The east asian miracle : economic growth and public policy, Oxford university Press, 1993.
(5) Katsumata M, La politique japonaise de l’aide depuis la fin de la guerre froide. Société civile et relations Nord-Sud , Revue Tiers-Monde, n° 151, juillet-septembre 1997, pp. 553-566
(6) Watanabe S., (1997), Quo vadis, Africa ? La stratégie de développement de la banque mondiale vue par le Japon, Revue Tiers Monde, n°150, avril-juin.
(7) Tout du moins dans le cas des économies africaines.
Né en 1978, Nicolas Minvielle est diplômé de l’Université Impériale de Kyushu au Japon (2000) et de l’Institut des Sciences Politiques de Strasbourg (2001). Après un DEA d’économie de l’EHESS en 2003, il prépare une thèse de Doctorat en Sciences Economiques portant sur le Japon pour laquelle il a été, en 2004, lauréat de la Chancellerie des Universités de Paris.
Entré chez Philippe Starck en 2001, il y est actuellement responsable des licences et de la propriété intellectuelle.