ficha de análisis
Criminalité et justice au Japon : succès d’un modèle ?
Malgré l’existence de groupes mafieux extrêmement développés et présents à tous les niveaux de la société, le Japon possède un taux de criminalité extrêmement faible. Quelles sont les explications de ce phénomène ?
Fecha de redacción de la ficha : enero 2005
Por Nicolas Minvielle
Le Japon présente un tableau extrêmement intéressant en termes de criminalité : près de 90% des personnes jugées sont condamnées, le taux de litige porté devant les tribunaux est dérisoire et surtout, il existe un monde parrallèle mafieux extrêmement développé. Mise bout à bout, l’équation laisse perplexe ou plutôt réveur. Ce succès semble semble ètre dû à l’intégration des groupes déviants dans le cadre politique et social, ce qui fait du Japon une exception notable
La plupart des rapports américains sur la criminalité au Japon ne tarissent pas d’éloges sur l’efficacité de la police japonaise. La raison en est assez simple : avec une population de moitié inférieure à celle des États-Unis, seuls 1 282 homicides ont été recensés au Japon en 1997. Par comparaison, pour la même année, 769 personnes ont été assassinées à… New York uniquement. Les chiffres des jugements et des tribunaux sont tout aussi étonnants puisque plus de 90 % des personnes jugées sont condamnées et que le taux des litiges portés devant les tribunaux n’a été en 1990 que de 170 pour 100 000 habitants. Si on rajoute à ces quelques données le fait que 100 000 Yakuzas prospèrent au Japon au vu et au su de tous, on peut se poser des questions sur la gestion de la criminalité dans ce pays. L’équation qui montre une combinaison entre des taux de criminalité et de procédures extrêmement faibles, un pourcentage de condamnations très élevé lorsque les affaires sont portées devant la justice, et enfin l’existence d’un nombre important de gangsters notoires, quasiment intégrés dans le tissu social laisse quelque peu songeur.
On ne peut comprendre les mafias 1 sans les resituer dans leur contexte socioculturel, économique, moral et même historique. Tout pays dans lequel s’épanouit une mafia présente donc souvent cette triple caractéristique d’un contexte économique difficile permettant un recrutement aisé, d’un fort environnement socioculturel avec des thèmes récurrents, et la référence à un passé historique plus ou moins revisité. Si les deux derniers points sont présents dans le cas japonais, ce n’est pas le cas du premier (2). La question de leur extraordinaire développement au Japon est alors à poser.
Une première réponse est peut être à tirer de l’une des spécificités des organisations mafieuses japonaises qui réside dans le fait que ces groupes, qui se veulent déviants, ont créé un processus de régulation interne basé sur des règles souvent bien plus strictes que celles existant dans le reste de la société (3). La question d’un éventuel rôle socialisant est ainsi à poser. Selon Dubro et Kaplan (4), les diverses études menées sur les Yakuza ont permis de mettre en évidence que c’est « l’attrait d’une famille de remplacement qui attire les nouvelles recrues dans les rangs des {Yakusa. Les divers gangs servent de soupape de sécurité à une société japonaise étroitement structurée, dans laquelle le fait de ne pas avoir de travail stable ou une famille solide peut suffire à gâcher une vie} » (Dubro A., Kaplan D., 2002, p.240) (5). Cette sensation d’intégration dans une famille de remplacement est accrue par l’organisation d’un groupe Yakusa. Elle peut en effet être comparée avec celle de l’unité sociale la plus fondamentale de la société japonaise : un groupe Yakuza est structuré par des liens de type familiaux, sur le modèle de la maison(6). Il est ainsi identifié par le nom de son fondateur (patronyme) ou par le nom de la zone géographique qui est sous son contrôle, le tout suivi par un nom signifiant maison, tel que ikka. Dans le cas où le groupe est présenté à des étrangers, le terme pour désigner la maison est souvent remplacé par des termes plus communs : kumi (groupe) ou kai (association).
L’ie (ou maison) peut fonctionner de manière indépendante de ses membres, ce qui veut dire qu’elle fonctionne comme une entreprise classique poursuivant un but spécifique. La seule différence ici semble tenir dans les liens quasiment fraternels les reliant. Il est par ailleurs intéressant de noter que les liens biologiques (7) relèvent d’une hiérarchie inférieure à celle existant à l’intérieur du groupe. En cas de nécessité, les liens biologiques pourront être sacrifiés à l’intérêt du groupe.
La prééminence des liens de types familiaux se retrouve dans la structure de l’ie. La plus petite unité Yakuza est constituée d’un oyabun et de divers kobun. Les kobun sont « classés » entre eux par des termes familiaux : aniki-bun, ou tout simplement aniki, (grand frère) et oroto-bun ou shatei (petit frère). Ces termes indiquent une certaine intimité ou encore un attachement émotionnel réciproque, tels qu’on les retrouve dans une famille biologique classique.
Un autre aspect important de ces groupes est leur acceptation, plus ou moins totale, par la société. Comment peut-on, en effet, expliquer le fait que le taux de criminalité du Japon soit un des plus bas du monde occidental tandis qu’environ 100 000 Yakusas y opèrent ?
Tout d’abord, bien qu’illégitime, la société Yakuza est considérée (8) comme véhiculant les valeurs morales traditionnelles japonaises (giri, ninjo (9) , etc.). Le fantasme du Yakuza « Robin des Bois » est toujours présent.
Ensuite, certains comportement se sont tellement banalisés qu’ils ne revêtent quasiment plus de caractère déviant. Les groupes Yakusa sont ainsi des associations qui agissent de manière légale avec des sièges, des représentations, etc. On peut souligner l’importance de ce fait lorsque l’on apprend que « s’adresser aux Yakusa peut faire gagner du temps et de l’argent (…) En 1993, un sondage montra que selon 23 % des hommes et 17 % des femmes, solliciter l’aide de gangsters pour récupérer son argent, obtenir des contrats et régler des différends en employant la force n’était pas « mal » voire, « ne pouvait être évité » . Les raisons étaient les suivantes : la justice et la police sont trop lentes ou trop compliquées ; il est plus facile de trouver un gangster qu’un avocat » (Dubro A., Kaplan D., 2002, p.274). Le fait que les gangsters jouent le rôle de seconde police est un début d’explication au faible taux de criminalité japonais.
Par ailleurs, les relations entre la police, le monde politique et les Yakusa sont extrêmement fortes. Jusqu’à peu, un Yakusa meurtrier se rendait de lui-même au poste de police le plus proche et faisait une déposition complète. Une sorte de règle non écrite voulait donc qu’un échange subtil de bons procédés se fasse. Avec la nouvelle génération de Yakusa et le développement des Bosozoku(10), cet état de fait ainsi que l’acceptation par la société de ces groupes a tendance à disparaître.
Le système judiciaire japonais, qui se caractérise par son coût prohibitif et son anémie joue aussi un rôle primordial dans l’épanouissement des Yakusas. Concernant le coût, les frais de procédure doivent être réglés dans leur intégralité par le plaignant dès l’ouverture de la procédure, ce qui limite bien évidemment les recours. Concernant l’anémie du système, il suffira de noter que, en 1990, la proportion de personnes travaillant dans le système judiciaire était de une pour 6 500 habitants au Japon contre une pour 342 aux États-Unis ! Si l’on ajoute à ces deux constats le fait que nombreuses sont les personnes qui doutent de l’intégrité du système, on comprend que les japonais hésitent à se tourner vers cette solution. Ainsi, le faible nombre de procédures n’est-il pas exclusivement le résultat d’une caractéristique culturelle japonaise, basée sur la recherche de l’harmonie, et qui ferait que les japonais préfèrent la conciliation aux procès. En fait, selon Seizelet(11), la conciliation est « liée à la nature d’un pouvoir qui répugne à la remise en cause, ne serait-ce qu’indirectement par la voie juridictionnelle des hiérarchies établies sur lesquelles se construit sa propre légitimité. En second lieu, elle représente une stratégie juridico-politique visant à inhiber dans les mentalités collectives la notion de droits subjectifs (…) En troisième lieu, d’un point de vue général, le traitement non contentieux des litiges témoigne de la volonté de faire prévaloir un mode à la fois privatif et communautariste de réduction des conflits en les déjuridicisant » (Seizelet, 1997, p.106).
En partant d’un fait social problématique : la prospérité des groupes mafieux et un très faible taux de criminalité, un certain nombre d’explications ont été avancées. Elles mettent en avant une acceptation plus ou moins générale de l’existence de ces groupes et surtout un processus de règlement des conflits totalement spécifique au Japon (12).
Notas de pie de página
1 Le terme de mafia est ici employé dans son acception commune. Il recouvre ainsi les bandes criminelles chinoises ou triades et les bandes criminelles japonaises Yakuza ou Boryokudan
2 Tout du moins, on peut considérer que la situation économique japonaise actuelle semble être moins propice au développement de groupes mafieux que celle de l’Italie du Sud.
3 Comme l’a montré Durkheim, les règles ne peuvent se réduire à des habitudes. Elles comportent une contrainte, extérieure aux décisions individuelles, qui pèse sur elles. Dans le cas des clans mafieux, ces règles sont particulièrement développées.
4 Dubro A, Kaplan D, Yakuza, La mafia japonaise, Picquier poche n° 169, Paris, 2002
5 Il faut ici rajouter que les Yakuza recrutent aussi fortement parmi les deux minorités ethniques les plus importantes du Japon : les Coréens et les Burakumin.
6 La maison étant ici considérée comme la structure de base de la vie sociale japonaise.
7 Existant entre deux frères ou un père et son fils par exemple.
8 Ou tente de se faire considérer comme…
9 Voir la fiche sur le tatemae/Hon’ne.
10 Ainsi que la mise en place d’un cadre législatif permettant d’appréhender les Yakuza depuis la loi anti-gang de 1992.
11 SEIZELET E, Le rôle du tribunal dans la résolution des conflits civils, in BOUISSOU J.M, L’envers du consensus, les conflits et leur gestion dans le Japon contemporain, Presses de Sciences Po., Paris, 1997.
12 D’autres modes de gestion des conflits sont présentés dans la fiche portant sur les conflits en politique.
Né en 1978, Nicolas Minvielle est diplômé de l’Université Impériale de Kyushu au Japon (2000) et de l’Institut des Sciences Politiques de Strasbourg (2001). Après un DEA d’économie de l’EHESS en 2003, il prépare une thèse de Doctorat en Sciences Economiques portant sur le Japon pour laquelle il a été, en 2004, lauréat de la Chancellerie des Universités de Paris.
Entré chez Philippe Starck en 2001, il y est actuellement responsable des licences et de la propriété intellectuelle.