Analyse
Développement durable et gouvernance mondiale
Le développement durable au sein des négociations commerciales à l’OMC.
Par Irene Menendez
Date de la note : 15-07
Dossier : Entre différence et dialogue : conceptions françaises et américaines de la gouvernance mondiale
Mot-clés : État ; organisations non gouvernementales (ONG) nationales et internationales ; institution internationale ; gouvernance internationale de l’environnement ;Défenseurs d’un Développement Durable (DD), à la fois principe politique et objectif en soi, certains pays tentent de proposer de nouvelles règles au sein de l’OMC. Intervenant dans un cadre où les inégalités entre pays du Nord et du Sud persistent, les négociations s’avèrent difficiles. Pour les pays en développement, les contraintes environnementales constituent en fait une forme de patriotisme déguisé. Pour d’autres, l’OMC n’est de toutes façons pas le cadre approprié à la promotion du DD. Certains proposent la création d’une Organisation Mondiale de l’Environnement. Quel que soit le lieu de régulation, les modèles de DD ne pourront se déployer sans réforme du système de gouvernance économique mondial.
Lors du Sommet Mondial pour le Développement Durable (SMDD) à Johannesbourg (septembre 2002), la communauté internationale a réaffirmé sa volonté de promouvoir le développement durable (DD) comme principe politique et objectif à atteindre à l’aube du 21ème siècle. La thématique du DD a été aussi reprise par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), qui estime que la libéralisation généralisée des échanges est une condition nécessaire à la promotion d’un DD. Rappelons qu’il s’agit d’un mode de développement visant à réconcilier l’efficacité économique avec l’équilibre écologique de la planète et une plus grande solidarité tant intra- qu’intergénérationnelle (1). Nous vivons dans un monde productif qui épuise toutes les ressources naturelles, où la pauvreté et les inégalités se multiplient, les pouvoirs économique et financier sont détenus par quelques groupes multinationaux et des normes sociales et environnementales sont menacées. Dans ce contexte, le DD apparaît comme le nouvel enjeu de la coordination internationale (2). En effet, les débats autour de cette notion témoignent de la nécessité de renforcer la régulation économique mondiale, d’encadrer par des règles et normes autres que strictement commerciales le processus d’intégration économique et les échanges internationaux. Les priorités politiques et commerciales à l’échelle mondiale sont-elles adaptées à la promotion d’un DD ? Quelles sont les perspectives de réforme ?
Pour les tenants du libéralisme, l’ouverture aux mécanismes du commerce mondial et la concurrence mondiale devaient permettre aux Pays en Developpement (PED) de modifier à la fois le rythme et les caractéristiques de leur participation aux échanges internationaux. La libéralisation généralisée des échanges devait ainsi accélérer leur croissance et leur permettre de surmonter les problèmes de balance de paiements. Après des décennies de libéralisation, le bilan est mitigé (3). La libéralisation des échanges n’a pas contribué à la réduction des inégalités au Sud, mais plutôt à leur accroissement. La structure des flux commerciaux reflète encore la division internationale du travail, avec une dégradation des termes de l’échange. Ainsi, exception faite de nouveaux pays industrialisés (NPI), les exportations des PED sont pour la plupart concentrées sur des produits provenant de l’exploitation des ressources naturelles et de l’utilisation d’une main d’œuvre peu qualifiée. En outre, la politique commerciale des pays développés est discriminante vis-à-vis des exportations des PED. Dans la zone OCDE, en effet, les droits de douane appliqués aux produits provenant des PED sont plus de quatre fois supérieurs à ceux appliqués à l’égard d’autres membres de l’OCDE (PNUD, 2003). De plus, la libéralisation des échanges a essentiellement bénéficié aux produits agricoles du Nord en raison des subventions à l’exportation dont ils bénéficient. Pour certains produits agricoles tels le coton et le sucre, les mécanismes de soutien appliqués par les pays développés – notamment les États-unis et l’Union Européenne – ont contribué à la diminution des cours mondiaux, entraînant sur les marchés agricoles une concurrence déloyale. Ces dynamiques conduisent à repenser les règles du jeu, en vue d’un commerce international plus équitable et conforme aux impératifs du DD : un développement équitable et solidaire, fondé sur une répartition plus juste des richesses à l’échelle de la planète. Or, l’évolution des négociations commerciales jusqu’à ce jour montre que l’on est loin d’atteindre un modèle commercial conforme aux impératifs du DD.
Le thème du DD apparaît en effet comme un sujet d’opposition Nord- Sud récurrent. D’un côté, les Etats-Unis, soucieux de libéralisation commerciale comme garante de l’efficacité économique ; l’Union Européenne et d’autres pays du Nord davantage concernés par les effets sur l’environnement d’une mondialisation libérale – mais sans pour autant être prêts à remettre en question leur modèle d’aides agricoles qui entrave un commerce équitable. De l’autre côté, les pays du Sud, voient dans la sauvegarde de l’environnement et des normes sociales des entraves à leur développement futur, la recherche de l’équité intra-générationnelle étant à leurs yeux aussi importante que celle de l’équité inter-générationnelle. Les préoccupations environnementales et sociales sont perçues par les PED comme autant de formes de protectionnisme à l’égard de leurs produits. D’où les difficultés à faire prévaloir un agenda conforme au DD au sein des négociations commerciales.
En 1999 déjà, la Conférence ministérielle de l’OMC à Seattle se soldait par un échec, notamment sur des sujets touchant au DD : l’agriculture, les normes sociales et la place des PED dans le commerce mondial. Deux ans après, la quatrième conférence ministérielle de Doha (Qatar, décembre 2001) était aussi marquée par de nombreuses oppositions. La mise en place d’un Programme pour le développement de Doha prévoyait l’amélioration du « traitement spécial et différencié » en faveur des PED, ainsi qu’un système d’assistance technique pour renforcer leurs capacités commerciales. Mais l’intégration des Pays Moins Avancées (PMA) dans le commerce mondial faisait l’objet d’une simple déclaration de principes, omettant toute précision sur les moyens à employer. La véritable avancée résidait dans les accords sur les droits de la propriété intellectuelle (ADPIC) et leurs implications sur l’accès aux médicaments pour les PED (4). Enfin, la cinquième conférence ministérielle à Cancun (Mexique, septembre 2003) n’a pas débouché sur des compromis acceptables pour les deux cotés. Les propositions sur l’agriculture et l’accès aux produits non-agricoles n’étaient pas satisfaisantes pour les PED, ces derniers considérant que les pays développés avaient moins de contraintes. Cancun a aussi été marquée par l’absence de référence aux engagements pris au Sommet mondial du développement durable, révélant que l’agenda des négociations n’était que l’expression des rapports de force (5). Cela traduisait une volonté d’avancer dans la libéralisation commerciale sans tenir compte des évolutions normatives dans d’autres instances de gouvernance mondiale. Selon Mireille Delmas-Marty, les origines de ce « cloisonnement normatif » remontent aux années soixante, marquées par la séparation entre droits économiques et sociaux d’une part, droits politiques et civils d’autre part (6). Ces deux champs du droit vont alors avoir très peu d’interactions et des vitesses d’évolution très différentes. A ce jour, les négociations environnementales ont en effet avancé plus vite que le débat sur la réduction de la pauvreté, qui reste plus normatif que pratique (7).
La conférence de Cancun a révélé le faible intérêt porté à l’environnement, pourtant véritable sujet de négociations depuis Doha. L’hostilité des PED à progresser sur ce volet s’est traduite par plusieurs ‘absences’. D’abord, l’absence de décision sur le statut d’observateur des secrétariats des Accords multilatéraux environnementaux (AME). Ces institutions ne peuvent intervenir que dans le Comité du commerce et de l’environnement (CCE) au sein de l’OMC, leur participation à d’autres comités de l’OMC où se prennent des décisions relatives à l’environnement (agriculture, conseil des ADPIC) étant ainsi exclue. Ensuite, l’absence de référence à la coopération entre l’OMC et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), malgré l’objectif affiché à Johannesbourg (SMDD) de renforcer la coopération entre l’OMC et les organisations économiques mondiales. Les institutions internationales environnementales sont ainsi écartées de la sphère économique. Enfin, Cancun a été marqué par l’absence de propositions sur l’assistance technique aux PED en vue du DD. Pourtant, aider les PED à faire face à la multiplication de normes environnementales et sanitaires des pays du Nord, par le biais de programmes d’assistance technique d’appui à la mise aux normes, sur la base d’une coopération entre l’OMC, le PNUE et le PNUD, apparaît essentiel. Le bilan est également décevant en matière de normes sociales. A la demande des pays développés, qui voyaient dans les conditions de travail des PED une concurrence déloyale à l’égard de leurs travailleurs mieux protégés, la ‘clause sociale’ intégrée dans l’Accord de Marrakech (1994) a fait l’objet de controverse. Le refus des PED d’inclure la cette question sociale dans les cycles de négociation de Seattle et de Doha s’est traduit par l’absence totale d’engagement ; la conférence de Cancun a ainsi éludé la question (8).
Face à ces difficultés, quelles réformes du système de gouvernance économique peut-on envisager pour promouvoir le DD ? Le débat est axé sur deux aspects fondamentaux : d’abord, celui de la pertinence d’inclure dans la régulation du commerce international des normes externes au champ du commerce ; ensuite, la question de savoir comment articuler ces différentes règles, ce qui renvoie à s’interroger sur le rôle ultime de l’OMC dans le système de gouvernance mondiale. Sur le premier aspect, nombre d’experts ont contesté la nécessité d’introduire la question sociale dans le cadre de l’OMC lorsqu’il existe d’autres organisations plus compétentes en la matière (9). Mais si l’OMC n’est pas le lieu pour définir la norme sociale, le rééquilibrage entre droit du commerce et droits fondamentaux appelle le renforcement des pouvoirs de l’Organisation International du Travail (OIT) (10). Pour certains, ceci passe par une application plus contraignante de la déclaration de 1998 de l’OIT relative aux normes fondamentales du travail ; pour d’autres, cela revient à renforcer le dialogue entre OIT et OMC, sous la forme de l’inclusion d’un volet sur la cohérence avec mise en œuvre des normes fondamentales du travail produites par l’OIT. En particulier, Michel Kostecki propose que le système de consultation retenu prévoie un mécanisme de coopération avec l’OIT ainsi qu’avec la Commission des droits de l’homme de l’ONU.
En ce qui concerne la relation entre règles commerciales et environnementales, bon nombre d’observateurs s’accordent pour dire que la définition et la mise en œuvre de normes environnementales devrait être du ressort d’une organisation spécifiquement en charge de l’environnement. Certains proposent pour cela un PNUE rénové (11); d’autres se penchent sur la création d’une Organisation Mondiale de l’Environnement (OME) (12). Cependant, Zaki Laïdi souligne qu’une réforme institutionnelle (y compris la création de nouveaux organes institutionnels internationaux traitant des nouvelles préoccupations de la gouvernance mondiale, comme par exemple une OME) ne peut être efficace que si son mandat lui permet d’agir sur la base de principes communément admis. Quels rapports devrait-il y avoir entre l’OMC et l’OME ? En cas de conflit de préférences entre l’OMC et l’OME, et que la loi commerciale ne permet pas de régler totalement le problème, l’OMC devrait-elle prendre avis de l’OME ? Il apparaît primordial de clarifier le mandat des différentes organisations internationales, que ce soient celles qui existent déjà ou celles dont la création est envisagée. Si l’OMC n’est pas faite pour traiter tous les problèmes issus de la mondialisation, elle est amenée à traiter des problèmes qui dépassent le champ purement commercial ? Dans l’attente d’une rénovation du PNUE ou de la création d’une OME, Béatrice Quenault propose que la définition des règles et principes environnementaux continue à incomber aux AME. Cela passe aussi par une clarification entre des règles de l’OMC et des AME existants (13).
Enfin, face à la multiplication des rapports entre règles commerciales, environnementales et sociales, quel rôle peut-on envisager pour l’OMC dans ces différents champs ? De nombreuses questions se posent : comment réformer l’OMC pour rendre le processus de négociation plus efficace et plus équitable ? Pour quels objectifs ? Si ces questions dépassent le champ de cette discussion, il est certain qu’une réorientation et réforme de l’OMC sont nécessaires pour la promotion d’un DD. Dans le but d’une plus grande cohérence institutionnelle, certains observateurs ont souligné que l’OMC n’a pas vocation à être l’institution normative des relations économiques internationales ; cela serait du ressort de l’ONU (14). D’autres, cependant, ont remarqué que le rôle de l’ONU en matière de développement, commerce et finance est très faible (15). Comme le remarque Pierre de Senarclens, le rôle de l’ONU est essentiellement normatif. L’organisation a joué un rôle fondamental dans la définition des principes de légitimité politique, dans la conceptualisation des stratégies de développement et l’élaboration de normes juridiques, mais reste largement écartée de la régulation commerciale et financière (16).
Notes :
(1) Cette thèse a été contestée, notamment par J. Coussy, qui voit dans le contexte actuel de mondialisation un retour des politiques publiques à l’échelle mondiale. Cf. Jean Coussy, “Les politiques publiques dans la mondialisation”, in Economie politique, 1e trimestre, n° 17, 2003, pp. 42-59.
(2) Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation?, Paris : La Découverte,
2004.
(3) Jean-Jacques Gabas, Philippe Hugon, Le Roy et al. Biens publics à l’échelle globale, Bruxelles: Collophon, 2001 ; J.J. Gabas, P. Hugon, “Les biens publics mondiaux et la cooperation internationale”, in Economie Politique, 4e trimestre n° 12, 2001.
(4) François Constantin (ed.), Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective?, Paris: L’Harmattan, 2002.
(5) Op.cit, Constantin, p. 20.
(6) Gerard Wormser, in op.cit. Constantin, p. 64.
(7) Jean Coussy, in op.cit. Constantin, p. 79.
(8) Yves Schemeil, in op.cit. Constantin, p. 110.
(9) Op.cit. Gabas et Hugon, 2001; Gabas et Hugon, “Les BPM: un renouveau théorique pour penser l’action publique à l’échelle mondiale?”, in Politiques et management public, septembre 2003, vol. 21, n°3.
(10) I. Kaul, I. Grunberg, M.A. Stern, Global public goods. International cooperation in the 21st century, Oxford, Oxford University Press, 1999.
(11) J. Stiglitz, « Knowledge as a Global Public Good », World Bank, disponible sur : www.worldbank.org/knowledge/chiefecon/articles/undpk2/
(12) L. Tubiana, “Le developpement durable: un nouvel enjeu de la coordination internationale”, in Cahiers français, 2001 – 05/06, n°302.
(13) Op.cit. Gabas et Hugon, 2001.
(14) David Dumoulin, in op.cit. Constantin, 2002, p. 299.
(15) Jacques Le Cacheux, in op.cit. Constantin.
(16) Op.cit. Gabas et Hugon, 2003.
(17) Op.cit. Constantin, p. 30.
(18) Christian Chavagneux, in op.cit Constantin, p. 136.
(19) Daniel Compagnon, in op.cit. Constantin, p. 165.
(20) Dario Battistella, in op.cit. Constantin, p. 210.
(21) Sylvia Chiffoleau, in op.cit. Constantin, p. 248.
(22) Philippe Ryman, in op.cit. Constantin, p. 340.
- Développement durable et gouvernance mondiale
- La mutation du droit international
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- Les ambiguités de la notion de gouvernance dans le discours des relations internationales
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