Analyse
Les biens publics mondiaux
Un renouveau théorique pour l’action collective?
Par Irene Menendez
Date de la note : mai 2007
Programme Analyse et évaluation de la gouvernance
Programme Partenariat multi-acteurs dans la gestion des affaires publiques
Dossier Entre différence et dialogue : conceptions françaises et américaines de la gouvernance mondiale
Mot-clés : État ; institution internationale ; biens publics mondiaux ; coopération internationale ; efficacité de l’action publique ; légitimité des pouvoirs ;La notion de Biens Publics Mondiaux (BPM) défendue par des institutions internationales telles que le PNUD ou La Banque Mondiale pour assurer la production de biens partagés par tous est loin de faire l’unanimité. Ce n’est pas la nécessité de mettre en œuvre une action collective au niveau international qui est d’abord critiquée, mais les acrobaties intellectuelles (certains parlent de manœuvres rhétoriques) engendrées par un concept trop malléable. Cet article fait le point sur les différentes définitions et critiques des BPM, notion en construction.
Table des matières
Issu de la transposition sur le plan mondial de la notion de « bien public », consacrée par le prix Nobel d’Economie Paul Samuelson, le concept de biens publics mondiaux (BPM) est à l’ordre du jour. La question des BPM est directement liée au contexte de la mondialisation en cours et à la nécessité d’actions publiques dans un espace qui dépasse celui defini par les frontières nationales. D’un côté, on observe un déclin relatif de l’espace public et des pouvoirs publics face à la montée du marché et des acteurs privés; il en résulte une marchandisation de biens relevant de l’intérêt collectif. De l’autre, on assiste à un débordement des Etats-nations face à la ‘transnationalisation’ de nombreuses questions. Ainsi, des nombreux biens environnementaux, sanitaires, éducatifs ne peuvent avoir de caractère public qu’au niveau international. Pourtant, il n’existe pas d’autorité supranationale légitime pour agir à l’échelle de la planète. D’où l’intérêt de se pencher sur la meilleure façon de ‘produire’ ou gérer ces BPM. Cependant, la question est loin d’être tranchée ; le concept de BPM fait l’objet de controverse, et son application pratique soulève de nombreuses questions. Certains voient dans le nouveau paradigme un moyen de dynamiser et légitimer la coopération internationale ; d’autres critiquent un concept occidental qui cache, derrière un discours économique rationnel, des rapports de force. Où en est le débat exactement?
Les biens publics sont des biens qui présentent deux caractéristiques : la non-rivalité (la consommation d’un bien par un individu n’empêche pas la consommation par un autre), et la non-exclusion (personne n’est exclu de la consommation de ce bien puisqu’il est à la disposition de tous). Ces biens sont ‘publics’ car leur production résulte de choix collectifs d’une part ; du fait de leurs « externalité » (les effets positifs ou négatifs qu’ils ont sur l’ensemble des acteurs de la société) d’autre part. Dans une approche néo-classique, l’Etat doit intervenir seulement pour répondre aux imperfections du marché, en limitant a priori les fonctions qu’il doit assumer. Cependant, la production et le financement de ces biens posent des problèmes, car le marché seul ne garantit pas une production optimale. Transposé au niveau international, le concept de biens publics mondiaux (BPM) met l’accent sur la défaillance des marchés mais aussi des Etats dans leur production. Le marché ne permet pas une production optimale de ces biens et l’Etat a intérêt à être un passager clandestin, en laissant aux autres le soin de financer et les produire. D’où la nécessité de mettre en place des mécanismes d’action collective. Or, cette transposition du national à l’international pose la question de la définition de ce qui est un BPM, qui est loin de faire consensus.
Qu’est-ce donc que les BPM ? Pour F. Constantin, les BPM constituent une \’nouvelle idéologie de l’action internationale’, qu’il qualifie « d’utopie » dans le sens d’une quête de l’idéal. Gerard Wormser considère que les BMP ne se construisent ’qu’au cœur des luttes d’intérêts entre puissances’, ce qui met sérieusement en doute leur utilité finale et même leur existence future. Jean Coussy, pour sa part, met en avant une définition ’canonique’ des BPM, qui donne à cette notion une certaine valeur heuristique, mais il constate également une utilisation souvent ’rhétorique’ de cette approche, par des auteurs ou des institutions ’désireux de réagir contre ce qu’ils estiment être des abus de la vulgate néolibérale’. Ainsi, il considère que le succès du concept est moins le résultat d’une offre théorique nouvelle que le symptôme d’une demande accrue d’une théorie sur la gestion publique des relations internationales. Yves Schemeil, quant à lui, se concentre sur la notion de ’biens publics premiers’, stade supérieur des BPM, regroupant ainsi deux \’ biens premiers’ qu’il considère comme étant fondamentaux : la coopération internationale et le partage du savoir scientifique. Au travers de ces définitions, le concept de BPM conserve toute son étendue et, par conséquent, toute sa complexité.
De façon quelque peu schématique, et puisant dans la pluralité de référents théoriques, Jean-Jacques Gabas et Philippe Hugon distinguent deux écoles de pensée pour fonder l’action publique au niveau mondial. La première, économique, est minimaliste, et justifie l’existence de ces biens uniquement par la défaillance des marchés et des Etats dans les relations internationales. La question des BPM est aussi traitée en termes d’intérêts, de coûts et d’avantages, et de dédommagement des agents et rationalité dans l’allocation des ressources. Ainsi, dans le domaine de risques d’épidémies tels le SIDA, il est de l’intérêt des pollués éventuels de financer les mesures d’éradication dans les pays à risque (principe de pollué-payeur). C’est aussi le cas de la pollution, lorsque des cessions de droits à polluer permettent une gestion des risques environnementaux par des mécanismes de marché. Cette approche cherche à dresser une liste des domaines couverts par les BPM, qui varie selon les auteurs. L’étude dirigée par Inge Kaul établit une typologie de ces biens, selon qu’ils sont pertinents au niveau d’une région ou de la planète, et qu’ils touchent ou non aux rapports entre générations. Ainsi, le champ des BPM embrasse la réduction du réchauffement de la planète, la recherche fondamentale, la lutte contre la propagation de maladies tels le SIDA ou le paludisme, la stabilité financière ou la lutte contre la pauvreté. Aussi, pour Stiglitz, le climat, l’eau, l’air, la biodiversité, la sécurité internationale, la connaissance, mais aussi la stabilisation économique, financière ou monétaire internationale sont des BPM.
La deuxième école, d’économie politique mondiale, analyse les BPM en termes de construits historiques qui dépendent des décisions politiques. Ces construits renvoient à un référent d’intérêt général, de bien premier ou de patrimoine commun. Les auteurs adhérant à cette école soulignent qu’il ne peut y avoir de consensus sur ce qui constitue un bien public mondial ou non. En effet, les contenus diffèrent selon les époques, notamment du fait de l’évolution des techniques et de la demande, et selon les sociétés, en raison des spécificités socio-culturelles ou des écarts de développement. Ainsi, les pays en développement n’en ont pas la même conception que les pays industrialisés. Il existe ainsi peu de domaines pour lesquels on peut recenser des intérêts généraux communs à l’échelle mondiale. Si la gestion globale de l’environnement ou les épidémies font l’objet de consensus, la sécurité internationale, la stabilisation financière, la sécurité alimentaire ou la réduction des émissions de gaz à effet de serre vont à l’encontre des intérêts des vendeurs d’armes, des spéculateurs ou des entreprises spécialisées dans la dépollution. En outre, les asymétries dans les rapports de pouvoir doivent être pris en compte dans les relations de coopération. Dans ce contexte conflictuel et inégal, il apparaît nécessaire de fonder les BPM sur des compromis et des intérêts supérieurs à définir lors de négociations internationales. Dès lors, plusieurs questions se posent : Quelles sont les forces en présence ? Que peut englober un patrimoine commun de l’humanité ? Qui doit disposer de la légitimité pour établir une liste et selon quelles procédures ? Comme le soulignent J.J. Gabas et P. Hugon, l’approche maximaliste implique une remise en question de l’architecture de la gouvernance mondiale ; elle renvoie à la question de la souveraineté des citoyens faisant des choix collectifs. Contrairement à l’approche minimaliste, qui se contente de donner une plus grande dimension internationale aux politiques sectorielles nationales, la conception d’économie politique appelle des critères de décision permettant de définir les BPM.
Si le concept est contesté, le débat n’en est pas moins divisé sur son utilité. Un certain nombre d’observateurs s’accordent sur la pertinence du concept pour penser l’action publique à l’échelle mondiale. David Dumoulin souligne que les BPM permettent de mieux penser certaines modalités de gestion des aires naturelles protégées. Jacques Le Cacheux remarque que la notion de BPM fournit une grille d’analyse utile en matière de sécurité alimentaire, qui à ses yeux constitue sans aucun doute un BPM. Pour Gabas et Hugon, le concept recouvre des enjeux d’importance. Théoriques, d’abord, car la transposition de la théorie des biens publics du national au mondial nécessite une réflexion sur le concept d’Etat-nation. Politiques, ensuite, car le concept peut être utilisé pour réintroduire le débat du collectif au sein d’une vision libérale du marché. Pour Constantin, il permettrait aussi de relégitimer l’aide publique au développement autrement que par l’éthique ou la solidarité. Ce ‘changement de référentiel’ serait destiné à faire pression sur les décideurs politiques, donnant un fondement théorique ou idéologique aux politiques publiques. Enfin, le concept permettrait de reconnaître l’importance politique de nouveaux acteurs dans le jeu international. La gestion des BPM relève des acteurs gouvernementaux, du secteur privé mais aussi des acteurs internationaux issus de la société civile. Cela pose la question plus fondamentale de l’émergence d’une citoyenneté mondiale et d’un pouvoir politique transnational…
Cependant, le recours à la notion de BPM n’est pas sans problèmes. Nombre d’auteurs tirent un bilan assez négatif de l’utilité de la notion de BMP. Pour certains, la stabilité financière internationale comme BPM apparaît comme une manœuvre rhétorique \’dont l’efficacité analytique et politique reste douteuse’. Daniel Compagnon traite la conservation de la biodiversité comme un ’improbable BPM’, qui se heurte d’emblée au principe de territorialité des Etats et de leurs ressources. Le concept constitue en outre une domination occidentale qui ne prend pas en compte les différences de systèmes de valeurs des sociétés. Dario Battistella considère, quant à lui, que ’faire de la paix un bien public relève de la quadrature du cercle’, et que, pour ce faire, il est préférable de reprendre les éléments de la théorie de la paix démocratique. Pour d’autres encore, la nature particulière de certains biens tels la santé rend difficile leur adaptation au moule pré-établi des BPM. Enfin, Philippe Ryfman constate le ’manque relatif d’enthousiasme des organisations non gouvernementales (ONG) pour les BPM’, du fait de la complexité et du ’flou’ qui entourent la définition même de cette notion.
Le concept de BPM apparaît comme une notion novatrice difficile d’application. Il semble que l’objectif initial des organisations internationales (PNUD, Banque mondiale, etc.) engagées dans la construction d’un concept susceptible de promouvoir la production de biens qui bénéficient à tous – tels que la santé, la protection de l’environnement, la culture ou l’éducation –, est donc loin d’être atteint, tant la notion de BPM est complexe. Cependant, et dans une perspective d’économie politique internationale évoquée plus haut, ce scepticisme ne doit pas faire oublier que les priorités des sociétés évoluent, et que c’est le travail de chercheurs que de déceler les limites d’une notion théorique encore en construction.
Notes :
(1) Cette thèse a été contestée, notamment par J. Coussy, qui voit dans le contexte actuel de mondialisation un retour des politiques publiques à l’échelle mondiale. Cf. Jean Coussy, “Les politiques publiques dans la mondialisation”, in Economie politique, 1e trimestre, n° 17, 2003, pp. 42-59.
(2) Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation?, Paris: La Découverte,
2004.
(3) Jean-Jacques Gabas, Philippe Hugon, Le Roy et al. Biens publics à l’échelle globale, Bruxelles: Collophon, 2001; J.J. Gabas, P. Hugon, “Les biens publics mondiaux et la cooperation internationale”, in Economie Politique, 4e trimestre n° 12, 2001.
(4) François Constantin (ed.), Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective?, Paris: L’Harmattan, 2002.
(5) Op.cit, Constantin, p. 20.
(6) Gerard Wormser, in op.cit. Constantin, p. 64.
(7) Jean Coussy, in op.cit. Constantin, p. 79.
(8) Yves Schemeil, in op.cit. Constantin, p. 110.
(9) Op.cit. Gabas et Hugon, 2001; Gabas et Hugon, “Les BPM: un renouveau théorique pour penser l’action publique à l’échelle mondiale?”, in Politiques et management public, septembre 2003, vol. 21, n°3.
(10) I. Kaul, I. Grunberg, M.A. Stern, Global public goods. International cooperation in the 21st century, Oxford, Oxford University Press, 1999.
(11) J. Stiglitz, « Knowledge as a Global Public Good » , World Bank, disponible sur : www.worldbank.org/knowledge/chiefecon/articles/undpk2/
(12) L. Tubiana, “Le développement durable: un nouvel enjeu de la coordination internationale”, in Cahiers français, 2001 – 05/06, n°302.
(13) Op.cit. Gabas et Hugon, 2001.
(14) David Dumoulin, in op.cit. Constantin, 2002, p. 299.
(15) Jacques Le Cacheux, in op.cit. Constantin, p.
(16) Op.cit. Gabas et Hugon, 2003.
(17) Op.cit. Constantin, p. 30.
(18) Christian Chavagneux, in op.cit Constantin, p. 136.
(19) Daniel Compagnon, in op.cit. Constantin, p. 165.
(20) Dario Battistella, in op.cit. Constantin, p. 210.
(21) Sylvia Chiffoleau, in op.cit. Constantin, p. 248.
(22) Philippe Ryman, in op.cit. Constantin, p. 340.
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