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Analyse

Aide publique au développement et processus d’allocation : les spécificités japonaises

Au début des années quatre vingt dix, de nombreux chercheurs ont dénoncé l’allocation japonaise de l’aide comme étant trop stratégique et commerciale. Un certain nombre de caractéristiques japonaises viennent cependant atténuer ces critiques.

Par Nicolas Minvielle

Date de la note : janvier 2005

Premier donneur pendant les années 90 et ancien bénéficiaire des prêts de la banque mondiale après-guerre, le Japon est un cas à part de la petite communauté des grands donneurs. Son succès en termes de développement l’a amené à mettre en place un processus d’allocation et une philosophie de l’aide bien particulière. Cette dernière est entrée en conflit au début des années 90 avec celle de la Banque Mondiale. Le « conflit » qui en suivi nous éclaire sur les spécificités japonaises de l’APD

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Table des matières

Trois caractéristiques principales sont à prendre en compte lorsque l’on analyse l’APD japonaise :

1. Tout d’abord, l’histoire particulière du Japon, pays qui est passé de l’état de bénéficiaire de l’aide après la seconde guerre mondiale à celui de premier donneur en volume. Bénéficiaire de l’aide internationale (Plan Marshall) à la suite de la seconde guerre mondiale, le Japon a effectué ses derniers remboursements à la Banque Mondiale en 1990. Il avait cependant réussi, entre temps, à se classer à plusieurs reprises parmi les principaux donneurs internationaux. Après la guerre, le Japon a principalement bénéficié de l’aide du Government and Relief in Occupied Areas (GARIOA) et du Economic Rehabilitation in Occupied Areas (EROA) qui ont injecté deux milliards de dollars entre 1946 et 1951. Les capitaux provinrent ensuite principalement de la Banque Mondiale (1) et d’institutions privées. Au début des années 60, seule l’Inde avait emprunté plus que le Japon auprès de la Banque. A peine vingt ans plus tard, le Japon était lui-même devenu le premier donneur des pays du CAD. Cette évolution est unique dans les annales de l’aide. Commencé en 1954 avec la prise de participation dans les Columbo Plan, le programme d’aide japonaise a atteint des sommes très importantes au cours des années 90 (2). Cette expérience est significative car, dans le contexte international de “fatigue de l’aide”, le Japon est un exemple de réussite et représente un espoir pour les pays du Sud.

2. Ensuite, l’importance qu’accorde le Japon au fait que le développement du pays bénéficiaire doit se faire de manière autonome. Certains estiment que le Japon ne disposerait pas d’un programme d’aide en tant que tel mais pratiquerait plutôt une certaine forme de coopération économique dont il tirerait bénéfice. En fait, une étude de l’aide japonaise démontre que non seulement un tel programme existe, mais surtout que sa caractéristique principale est basée sur le développement de l’autonomie du pays récipiendaire. Un des principes de base de la charte de l’APD japonaise énonce ainsi dès 1992 le principe, qui sera souligné après la révision de la charte en 2003 : « Le point le plus important de la philosophie japonaise de l’aide est son soutien pour les efforts d’auto assistance des PED basés sur la bonne gouvernance(3) » . Le gouvernement japonais met souvent en avant le plan Marshall pour expliquer sa philosophie de l’autonomie. Mis en place afin d’aider une Europe exsangue, il exigeait que les pays bénéficiaires en fassent la demande. Dans son discours à Harvard en juin 1947, qui lança le plan portant son nom, Marshall déclara en effet « Il ne serait pas plus correct qu’efficace pour ce gouvernement de mettre en place un programme unilatéral développé pour remettre l’Europe sur pied économiquement. Ceci est le problème des Européens. L’initiative doit donc être la leur » .

3. Enfin, la dernière caractéristique de l’aide japonaise à prendre en considération pour comprendre sa spécificité est celle que l’on peut qualifier de « gouvernement restreint » . Le terme correspond à une double considération. En premier lieu, « gouvernement restreint » signifie tout simplement que le personnel en charge de la gestion de l’aide est extrêmement réduit au vu des montants alloués. Au début des années 90, le personnel chargé des prêts de l’APD a géré, per capita, un volume six fois supérieur à celui géré par la Banque mondiale durant la même période(4). En second lieu, « gouvernement restreint » signifie que la part de l’aide provenant du gouvernement est très faible. Elle ne représente en effet que 60 % du budget opérationnel total. La quasi totalité de la somme restante provient du Fiscal Investment and Loan Program (FILP). Un point intéressant à noter est que, si le budget de l’APD accordé par le gouvernement est financé par les taxes, le financement du FILP provient directement de l’épargne des ménages japonais (5) et fait donc l’objet d’une rémunération par le paiement d’intérêts. Tout accroissement du montant de l’aide s’accompagne donc d’une augmentation des coûts directs sur la part accordée par le FILP

Ces spécificités de l’APD japonaise la rendent tout à fait remarquable dans le panorama de l’aide internationale. Elles ont été présentées dans le but de nuancer un certain nombre de critiques faites par les chercheurs étrangers lorsqu’ils se tournent vers le cas japonais. Le processus d’allocation de l’aide est par ailleurs tout à fait caractéristique de la gouvernance à la japonaise. En effet, malgré le fait que les acteurs soient extrêmement nombreux, la recherche d’un consensus est nécessaire, ce qui explique en large partie la difficulté qu’ont les chercheurs occidentaux ou même les diplomates à trouver un interlocuteur « responsable » .

On distingue trois niveaux dans le processus d’allocation de l’aide :

Le premier niveau concerne le volume total d’APD alloué au travers d’un plan multiannuel, le tout divisé en objectifs annuels. Les décisions à ce niveau sont hautement politiques et prennent en compte le souhait des japonais de prendre part au forum international, les questions budgétaires et la capacité des institutions de l’aide. La différence principale avec le fonctionnement actuel réside dans le fait que le Japon ne s’engage plus depuis la réforme administrative de 2003 dans des plans multiannuels, pas plus qu’il ne prend d’engagements en termes de montants, le tout pour des raisons de restrictions budgétaires. Chaque organisme ministériel envoie son budget au Ministère des Finances qui amende alors les diverses propositions. Si ce dernier n’alloue pas en soi une partie importante de l’aide, il n’en reste pas moins qu’il possède un pouvoir extrêmement important sur les dotations de chacun et donc sur l’allocation générale (6). Ce budget est ensuite bien sûr avalisé par la Diète, ce qui ne pose généralement pas de problèmes, au vu des liens existant entre la bureaucratie et les politiques (7).

La deuxième étape consiste dans le choix de la distribution géographique des dons et de l’assistance technique ainsi que des conditions d’éligibilité des prêts. Disposant de la majorité du budget, le MOFA décide de la distribution de ses ressources au début de chaque année fiscale « en prenant en compte les distributions précédentes puis en soulignant certaines zones géographiques en fonction des objectifs de politique internationale » (Hanabusa, 1991, p.97). Chose intéressante, les conditions d’éligibilité aux prêts et le fait qu’ils soient liés ou non sont décidés de manière consensuelle par le Ministry Of Foreign Affairs (MoFA), le Ministry of External Trade and Industry (METI) et le Ministry Of Finance (MOF).

La troisième et dernière étape se situe au niveau des bénéficiaires. Le gouvernement japonais reçoit les diverses requêtes au travers des canaux diplomatiques, évalue les diverses demandes et chaque organisme concerné y répond directement. Il faut ici noter que la signature finale se passe au niveau gouvernemental. Ceci veut dire que l’aide fait très clairement partie de l’éventail diplomatique à la disposition des japonais.

L’aide japonaise présente donc un certain nombre de caractéristiques venant atténuer les nombreuses critiques dont elle a pu faire l’objet. Le processus de décision d’allocation souligne quant à lui certaines spécificités de la gouvernance à la japonaise, dont la nécessité d’un consensus entre des acteurs parfois fort nombreux.

Notes :

1 Les prêts de la Banque ont commencé en 1953 et se sont terminés en 1966 pour atteindre un montant global de 860 millions de dollars.

2 En comparaison, les programmes taiwanais et coréens viennent à peine de débuter.

3 Charte de l’APD, Politiques de base, publiée par le MOFA, disponible à www.mofa.go.jp

4 Richard Forrest, Japanese economic assistance and the environment: the need for reform, Washington DC: The National Wildlife Federation, 1989, p.29.

5 Surplus des comptes postaux, assurances etc. qui arrivent au Ministry of Finance Trust Bureau qui se sert directement pour l’AD.

6 Le pouvoir que détient le Ministère des Finances est énorme : « au rebours de la pratique américaine selon laquelle tout ce qui n’est pas interdit est permis, au Japon, tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit » . Sans l’aval des fonctionnaires de Kasumigaseki 1-1-3, aucune banque ne se risquerait à s’engager dans une quelconque activité nouvelle, même si celle-ci ne viole aucune loi existante, (…) ni accorder ou refuser un gros prêt, ni nommer un membre de son conseil d’administration, ni même modifier légèrement ses positions en bourse » (BOUISSOU J.M, “Quand les sumos apprennent à danser”, Fayard, Paris, 2003, p. 70-71). Cette emprise du Ministère des Finances n’est pas négligeable quand on sait que le gouvernement japonais a toujours souligné l’importance du fait que l’APD et les flots privés soient alloués en commun : « dans cette optique, le Japon fera des efforts afin d’accroître la coordination entre l’APD japonaise et les flots officiels tels que l’assurance pour le commerce ou la finance d’import/export. La coopération avec le secteur privé sera par ailleurs développée, utilisant ainsi au maximum la vitalité et les fonds du secteur privé » (Charte de l’APD, 2003, Questions prioritaires).

7 Il faut noter qu’il arrive que la Diète adopte des résolutions visant à interférer avec la politique d’aide, comme par exemple l’interdiction de l’utilisation de l’aide pour des buts militaires (1978, 1980 et 1981). Ceci reste cependant rare, l’approbation du budget restant son attribution principale.

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Né en 1978, Nicolas Minvielle est diplômé de l’Université Impériale de Kyushu au Japon (2000) et de l’Institut des Sciences Politiques de Strasbourg (2001). Après un DEA d’économie de l’EHESS en 2003, il prépare une thèse de Doctorat en Sciences Economiques portant sur le Japon pour laquelle il a été, en 2004, lauréat de la Chancellerie des Universités de Paris.

Entré chez Philippe Starck en 2001, il y est actuellement responsable des licences et de la propriété intellectuelle.


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