Analyse Analyse

À la recherche de l’État légitime…

Du fait de leur histoire, les États d’Afrique de l’Ouest n’ont pas choisi et n’ont pas pris part dans l’élaboration de leurs propres modalités de gouvernance au sortir des indépendances, il est donc nécessaire aujourd’hui de partir à la recherche de l’État légitime… car la démocratie ne peut s’installer qu’à condition d’être légitime et pour être légitime elle doit s’enraciner dans la société.

Cette fiche propose une analyse théorique des articulations entre histoire, démocratie et représentativité.

La question de la représentativité des différentes populations au sein de ces États ethniquement hétérogènes se pose avec acuité. Cette idée se conjugue assez mal avec celle d’une démocratie ne représentant que deux visions, celle de la majorité et celle de la minorité.

Il est donc nécessaire de trouver des valeurs fortes, suffisamment acceptées et légitimées par le plus grand nombre pour construire la notion d’État-nation. Mais quelles caractéristiques doivent avoir ces valeurs ?

Des systèmes de gouvernance fédéraux ou de décentralisation ne seraient-ils pas plus adaptés à ces pays multiethniques, sur le modèle de fonctionnement du Mali par exemple?

Cela permettrait de prendre en compte les préoccupations locales tout en construisant un « vivre ensemble » par la pratique. En créant des forums de discussion où les représentants des différents groupes seraient amenés à dialoguer, l’émergence d’un sens d’appartenance à une entité commune pourrait émerger. Cela autoriserait également l’élaboration, au sein des populations, d’une idée de la légitimité d’un pouvoir national qui ferait participer l’ensemble des populations aux processus décisionnels.

L’exemple que nous avons donné du Bénin est intéressant, mais est-ce qu’une telle définition de l’appartenance politique à travers le régionalisme ne pose pas le problème du discours politique ? Peut-il y avoir, dans de telles conditions, émergence d’un discours affranchi des appartenances régionales dans la mesure où cette appartenance garantit en même temps l’éligibilité ?

Puisque pour nombre de pays africains, la construction de l’État a précédé celle de la nation, le construit de l’unité pourrait se faire par la prise en compte de la diversité dans un premier temps. Cette prise en compte se doit d’être globale, et non exclusive les uns des autres, pour favoriser un dialogue au sein de ces entités que sont les États africains ayant été colonisés.

A-Une histoire qui a des répercussions

Au-delà du facteur déstructurant qu’a pu être la période coloniale (et les différents systèmes mis en place), l’existence (au Bénin et au Ghana) ou non (Togo) d’une culture politique au sein des empires précoloniaux joue un rôle important pour la stabilité ou l’instabilité actuelle de la gouvernance dans les trois cas étudiés ici. Une comparaison peut être faite (mais cela serait à approfondir) entre les régions d’Afrique de l’Ouest, où les zones les plus crisogènes sont celles où il n’y avait pas de tels empires.

Ceci étant dit, dans les zones où cet habitus politique n’existait pas (dans notre cas, le Togo), il est nécessaire de définir les critères d’un « vivre ensemble ». En effet, une remise en cause des frontières paraît peu praticable, d’autant que le principe de droit international de l’uti possedetis, repris par l’OUA, réaffirme l’intangibilité des frontières. De plus, comme le considère Radha Kumar 1 cité par Gilles Bertrand2:

“Les partitions[>3] ne constituent jamais une solution satisfaisante aux conflits ethniques. Bien au contraire, elles ravivent en les restructurant les sources de conflits autour des frontières, des réfugiés et des diasporas. Dans un monde postcolonial et en voie de globalisation, elles ne fonctionnent pas non plus comme stratégies de sortie ni comme moyens d’endiguement”.

B-De l’utilité de la démocratie

On ne peut qu’être d’accord avec Francis Fukuyama4 lorsqu’il considère que sa légitimité est un des aspects de l’existence même de l’État. Les institutions doivent fonctionner mais également être considérées comme légitimes par la population. Selon lui, Samuel Huntington dans Political order in Changing societies (1968) affirme pourtant que les deux peuvent être séparés. En effet, l’ex-URSS ainsi que les États–Unis étaient des sociétés hautement développées politiquement alors que l’une était une dictature communiste et l’autre une démocratie libérale. Or, pour Fukuyama, si l’Union soviétique s’est effondrée à la fin des années 1980, c’est précisément parce que l’appareil étatique ne pouvait plus fonctionner à cause d’une délégitimation de son caractère dictatorial par les citoyens. Fukuyama conclut donc que, bien qu’il ait existé historiquement différentes formes de légitimation du pouvoir, dans le monde contemporain, la seule source sérieuse de cette légitimation est la démocratie. De plus, il considère que les régimes démocratiques ont au moins des capacités institutionnelles contre les pires formes d’incompétences des leaders dans la mesure où ceux-ci peuvent être démis par le vote.

Un autre avantage du débat politique que met en place une démocratie est de traduire en des termes négociables (appartenance politique, choix politiques) des valeurs non-négociables (ethnie, religion etc.). Lorsque ce qui est mis en discussion est de l’ordre du politique, alors il peut être discuté de façon pacifique. Il est donc nécessaire de trouver les moyens de traduire les valeurs intrinsèques de chacun, comme l’ethnie, en des termes négociables ou de traduire les exigences de chacun par rapport à l’État en des termes discutables de façon pacifique. Mais la question de la légitimité réapparaît dans la mesure où les entités qui vont permettre ce débat politique doivent à leur tour être légitimes.

C-De l’inefficacité de la démocratie imposée

Si la démocratie est certainement une source sérieuse de légitimation du pouvoir, la façon dont elle fonctionne doit également tenir compte des spécificités culturelles. En effet, les cultures propres à chaque pays ou aux régions doivent être prises en compte pour que les institutions démocratiques soient légitimes. À propos d’une démocratie qui serait imposée, Bertrand Badie écrit qu’« il est déjà curieux d’imposer un régime dont la principale caractéristique est de prôner la participation et il est scabreux de faire venir du dehors un ordre politique qui consacre le gouvernement d’un peuple par lui- même »5. De même, il considère que « l’institution électorale elle-même mérite d’être maniée avec précaution. Sa vertu légitimante est aussi à la hauteur du respect qu’on lui porte ».6

Ce n’est donc pas la démocratie en tant que modèle de gouvernement qui ne serait pas adaptée à l’Afrique. Affirmer le contraire serait considérer que les Africains seraient inaptes à se diriger, vision réductrice. De plus, cette idée pourrait être instrumentalisée par des régimes dictatoriaux. Cependant, il est nécessaire de trouver, au sein des institutions mises en place, des mécanismes à même de prendre en compte les particularités culturelles du continent, voire de chaque pays, pour rendre ces institutions légitimes.

Le refus du vote qui a pu s’exprimer dans des sociétés anciennes pouvait peut être fonctionner dans des structures plus petites ou au sein d’entités où le concept de groupe unitaire, et donc d’un intérêt commun, existait. Cependant, dans le cadre des États post-coloniaux, au sein desquels cette notion de nation n’existe pas encore tout à fait ou est en construction, des régimes de démocratie fondés sur une prise de décision au vote semblent être la meilleure issue pour conjuguer tous les intérêts en place.

Un sondage mené auprès de populations africaines, notamment au Bénin et au Togo a démontré que celles-ci étaient largement en faveur d’un régime démocratique. Ainsi, 86,2 % des populations interrogées préfèrent un système démocratique, 14, 4 % sont favorables à un régime militaire et 18,2 % optent pour un gouvernement d’un seul homme. Les Togolais, malgré la situation politique, sont ceux qui expriment le plus grand désir de démocratie. Bien que la moitié considère que la démocratie peut avoir comme inconvénient de rendre difficile la prise de décisions entre intérêts divergents, ils considèrent ces inconvénients comme mineurs face aux bénéfices que la démocratie peut apporter7.

D-Une représentativité égalitaire de tous les groupes de la population

Dans de telles sociétés pluriethniques, il importe donc que les institutions assurent la représentativité et la visibilité de tous les peuples formant la mosaïque. On aboutira alors, comme le dit Jacques Djoli Eseng’Ekeli8, à un État plus légitime, plus efficace et plus sûr, « un État de droit qui ne peut évidemment prospérer qu’à la condition que la population se reconnaisse en lui, ce qui suppose la constitution d’une image nationale suffisamment consistante ».

C’est sans doute le rôle qu’ont joué au Bénin les associations de développement qui, avec leur base régionale, ont assuré la représentation de tous les groupes.

On voit ici l’importance que les institutions mises en place devront donner à une redistribution égalitaire des ressources et à un développement indifférencié de toutes les régions. Le gage d’une stabilité est indéniablement que tous les groupes présents se sentent respectés et représentés.

 

Dans la mise en place de ces institutions, il est nécessaire de prendre en compte les particularités locales si l’on veut que leur place fasse sens auprès des populations. Toujours selon Jacques Eseng’Ekeli, le principe de séparation des pouvoirs, telle que développée par Montesquieu9 et repris par l’article 16 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1789, est inspiré de principes judéo-chrétiens (notamment celui de la sainte Trinité) avec l’idée d’un seul Dieu et donc d’un seul pouvoir. Or, la vision africaine du monde peut être différente, « elle [peut donc commander] un autre principe d’organisation de l’État et des pouvoirs. »

Mwayila Tshiyemb10 donne cet exemple intéressant d’organisation : « La république nouvelle distingue la représentation des ethnies ou peuples, symbolisée par la chambre des peuples ou le Sénat, de la représentation des citoyens, matérialisée par la chambre des citoyens ou l’Assemblée. »

De plus, au sein des sociétés traditionnelles, le souci d’éviter tout despotisme existe, ce qui témoigne donc d’une certaine idée de démocratie. Mais « un des principaux enjeux de la structuration de l’État en Afrique est de réconcilier ce dernier avec la société, d’intégrer et de canaliser les énergies dont disposent les acteurs communautaires, c’est-à-dire « ceux qui ont un lien particulièrement fort et chaleureux entre eux »,et ensuite d’organiser la solidarité et la participation intercommunautaire dans le grand cercle de la famille nationale »11. Car aujourd’hui « en Afrique, notamment de l’Ouest, il n’ y a plus d’Etat indépendants au sens politique du terme.[ …] Aux yeux des citoyens, des dirigeants, des factions et des chefs militaires, la puissance étatique est devenue une fiction que l’on subit ou dont on cherche à tirer profit ».12

Ainsi, ce sont les institutions démocratiques qui ont besoin d’être réformées et adaptées. Ce faisant, si les traditions peuvent servir d’inspiration, elles ne peuvent en être la seule source. D’une part parce que cela serait un anachronisme stérile, et d’autre part parce que cela peut se transformer en ethnocentrisme, alors que les États postmodernes africains ont besoin de se nourrir également d’une ouverture sur le monde globalisé s’ils veulent s’y insérer. Enfin, dans ces pays, il faut également prendre en compte les différences intergénérationnelles ainsi que celles qui existent entre zones urbaines et zones rurales. Il ne peut pas être fait l’économie d’un dialogue approfondi entre ces différents groupes (jeunes/moins jeunes et populations rurales/populations urbaines). Cela risquerait encore de délégitimer des institutions qui ne ressembleraient qu’à l’un ou à l’autre de ces groupes car ces différences fondent et structurent ce que les populations attendent d’un pouvoir.

C’est l’ensemble de ces aspects qui doivent être pris en compte dans la reformation des institutions si l’on veut qu’elles soient pérennes.

Il apparaît que, depuis la colonisation, les gouvernants n’ont plus été responsables devant leurs populations ou, tout du moins, ils l’ont été beaucoup moins que pendant la période précoloniale. En effet, s’ils ont été responsables devant le pouvoir colonial puis, à partir des indépendances, devant les différents bailleurs de fonds, avant ou après la guerre froide, il résulte de cet état de fait un vrai problème de légitimité devant les peuples. Or, un État ne peut être légitime s’il ne l’est pas avant tout devant sa population.

Au vu des particularités des pays que nous avons étudié, trois objectifs-clés, liés entre eux, doivent guider la mise en place des institutions étatiques :

  • la prise en compte de toutes les composantes de la population ;

  • une redistribution équitable des richesses entre tous les groupes ;

  • la mise en place des conditions d’une responsabilité effective des gouvernants, avant tout et essentiellement devant leur peuple ;

Reste à définir quelles formes et quelles figures du pouvoir sont les mieux à même d’assurer ces objectifs tout en assurant un bien être individuel…

Notes :

1 : KUMAR (Radha), « Pacifier les hostilités issues d’une partition : des leçons aux options/Settling Partition Hostilities: Lessons learnt, the Options Ahead », Transeuropéennes, “Pays divisés, villes séparées”, n°19/20, hiver 2000-2001, p. 26. Sur la question des diasporas, voir CEMOTI, n°30, juillet-déc. 2000.

2 : BERTRAND (Gilles), «La solution au conflit identitaire ?», in Cemoti, n° 34 - Russie-Asie centrale : regards réciproques. URL : cemoti.revues.org/document747.html. Consulté le 27 avril 2007.

3 : Gilles Bertand définit le partitionnisme comme le système dans lequel l’existence de l’État est remise en cause et sa disparition en tant que telle est souhaitée voire réalisée, à la différence du sécessionnisme où la séparation s’apparente surtout à une amputation et où l’État préexistant n’est pas fondamentalement remis en cause et survit.

4 : FUKUYAMA (Francis), ibid.

5 : BADIE (Bertrand), La Diplomatie des droits de l’homme, entre éthique et volonté de puissance, 2002, Librairie Arthème, Fayard

6 : BADIE (Bertrand), ibid.

7 : Governance, Democracy and Poverty Reduction : lessons drawn from household surveys in sub-saharan africa and latin America, www.diplomatie.gouv.fr/en/IMG/pdf/gouvernance_int_ANG.pdf

8 : DJOLI ESENG’EKELI (Jacques), ibid.

9 : MONTESQUIEU, L’Esprit des Lois , Livre XI, chapitre 4 , « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

10 : TSHIYEMB (Mwayila), « La diversité ethnique socle de la modernité », Géopolitique Africaine, 2004.

11 : DJOLI ESENG’EKELI (Jacques), ibid., p.378-379.

12 : TAVARES (Pierre Franklin), ibid.

 


Voir Aussi
L’Irg est membre de la Coredem
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