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Analyse

Le pouvoir d’influence des autorités traditionnelles au Maghreb

Un levier de changement ou un frein à la démocratisation et à la bonne gouvernance ?

Par Caroline Meyer

L’organisation politique une fois disparue, la tribu ne subsistait pas moins par un nom et la mémoire d’un passé qu’elle laissait en partage à ses membres (…) les tribus demeurent le cadre de réseaux de socialité privilégiés.

Alain Mahé

(« La révolte des anciens et des modernes, ou de la tribu à la commune dans la Kabylie contemporaine », Tribus et État dans le monde arabe)

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Table des matières

Les bailleurs de fonds cherchent depuis les années 1990 à diversifier les bénéficiaires de leur aide. Le manque d’efficacité et parfois de légitimité des structures officielles ainsi que la corruption les amènent à s’appuyer sur d’autres acteurs, et notamment les organisations de la société civile.

De nombreux experts s’accordent, depuis les années 1990, sur le fait que les organisations des sociétés civiles ont joué un rôle décisif dans la démocratisation des pays du continent sud-américain. Ces mêmes experts estiment que ce pourrait aussi être le cas au Maghreb (Yom, 2005). Parmi ces organisations, les autorités traditionnelles pourraient éventuellement devenir des interlocuteurs « alternatifs » des bailleurs de fonds. Mais que représentent aujourd’hui ces autorités traditionnelles ? Sont-elles momifiées, reliques formelles historiquement intéressantes mais sans influence sur les réalités politiques actuelles ? Ou au contraire, comme l’affirme Alain Mahé ces autorités « alternatives », gardent-elles une importance réelle dans la politique au Maghreb ? Cette influence peut-elle avoir un impact sur la « bonne gouvernance » prônée par les bailleurs de fonds internationaux ? Ou, à l’inverse, ces autorités sont elles impuissantes, voire complices de certains abus des gouvernements autoritaires du Maghreb ?

Cette fiche présente d’abord les différentes autorités traditionnelles qui existaient au Maghreb avant que la colonisation puis la création d’Etats centralisés n’affaiblissent leur influence. Puis trois études de cas permettent d’analyser un échantillon d’autorités traditionnelles, toujours vivantes, ainsi que les rôles qu’elles peuvent jouer dans la gouvernance de leur pays.

Les autorités traditionnelles avant la colonisation

La notion « d’autorités traditionnelles » recouvre des réalités très diverses. Elles peuvent être schématiquement divisées en deux catégories : les autorités de type religieux et celles de type laïque. Certaines sont restées vivantes, d’autres ont disparu, suite aux efforts de centralisation des colonisateurs de la région. Les populations maghrébines, majoritairement musulmanes depuis l’invasion arabe au VIIè siècle, ont toujours accordé une grande importance aux autorités religieuses.

Avant la colonisation française, les oulémas et les marabouts formaient deux groupes de savants musulmans qui influençaient quotidiennement les populations maghrébines. Même si leur rôle principal consistait à diffuser leur connaissance religieuse, ils disposaient aussi d’une fonction plus politique. Les oulémas interprétaient ainsi la loi musulmane, la charia. Les marabouts d’Algérie, en tant que chefs religieux des tribus, ont aidé la population à se révolter contre le gouvernement pendant l’occupation ottomane (Shahin, 1997). Au Maroc, les marabouts réglaient les conflits entre les tribus (Gellner, 1972).

Avant la colonisation, la population maghrébine était gouvernée par des chefs religieux et par des autorités laïques, notamment les chefs de tribu. La tribu est une notion large qui possède des significations variées. On peut la définir comme « un certain nombre de clans, de groupes de parents occupant un territoire qu’ils revendiquent comme le leur et défendent les armes à la main» (Bonte, 2004). Jusqu’à l’indépendance des pays du Maghreb, le système tribal est resté une forme d’organisation politique puissante. La structure politique de certaines tribus montre qu’elles s’efforçaient de maintenir une organisation égalitaire et « démocratique ».

Au Maroc, avant les protectorats français et espagnol, les chefs de tribu, appelés imgharen, étaient élus selon une procédure particulière, basée sur les principes de la rotation et de la complémentarité. Les chefs étaient élus pour une durée d’un an seulement, et pas par leurs propres clans (Gellner, 1972). Par exemple si une tribu était composée de trois clans, A, B et C, et si le chef à élire appartenait au clan A, alors ne votaient que les membres des clans B et C. L’objectif de cette rotation était d’éviter qu’une famille (ou un groupe de familles) ne devienne plus puissante que les autres (Gellner, 1972). Dans la pratique, cette précaution n’a pas vraiment fonctionné et un groupe de familles a toujours réussi à gagner plus d’influence que les autres (Lacoste, 2004). « L’esprit tribal est composite et résulte du mélange de plusieurs clans (…) Aucun mélange ne peut se faire si les éléments sont en proportion égale. (…) Un des clans doit être plus fort, pour unifier les autres et les fondre en un seul esprit de corps (acabiyya) » (Bonte, 2004). Néanmoins ces pratiques étaient relativement égalitaires et, d’une certaine façon, « démocratiques » (Lacoste, 2004).

Malgré l’importance historique de ces structures traditionnelles d’autorité, elles ont fini par dépérir. La puissance coloniale française leur a souvent porté le coup de grâce. Au moment des indépendances, les autorités traditionnelles étaient déjà très affaiblies surtout en Algérie et en Tunisie. Dans ces deux pays, la vie politique s’est organisée après la colonisation autour d’une rupture avec l’ordre passé (Shahin, 1997). Les pratiques traditionnelles sont abandonnées en faveur d’un système politique modelé sur celui de la France. Le Maroc, où les autorités coloniales françaises ont ménagé les structures de pouvoir existantes, représente un cas à part. La Libye, colonisée tardivement par les Italiens, garde aujourd’hui encore les tribus comme une forme d’organisation structurant le système politique.

Trois études de cas des autorités traditionnelles contemporaines

La plupart des experts considèrent que les autorités traditionnelles ne possèdent plus qu’une influence réduite dans le monde politique du Maghreb. Les pays de la région ont en effet adopté des formes de gouvernance dites « modernes », qu’elles soient démocratiques, socialistes ou autoritaires. Elles ne laisseraient qu’une place négligeable aux organisations politiques précédentes.

Les trois études de cas suivantes aboutissent à des résultats plus nuancés. Les autorités traditionnelles (religieuses ainsi que laïques) ne disposent effectivement plus de pouvoir formel, mais elles gardent une certaine influence. Elles ont souvent évolué et changé leurs méthodes et leur champ d’action. Certaines d’entre elles ainsi gardé un prestige évident auprès de la population, parfois même plus fort que celui des autorités officielles. Leur position peut avoir une influence importante sur l’acceptation ou le rejet de certaines mesures gouvernementales. On peut citer l’exemple des résistances aux programmes de planning familial, assez significatif de leur influence (Vignet-Zunz, 2003). Sans disposer d’un pouvoir formel, certaines autorités traditionnelles font clairement partie des forces qui structurent les sociétés civiles du Maghreb.

Les Oulémas au Maroc

De tous les pays du Maghreb, le Maroc est celui qui a le plus préservé les structures de pouvoir traditionnelles. Les oulémas bénéficient ainsi toujours d’une influence importante. Historiquement conservateurs, ceux-ci ont été contraints d’ouvrir leur champ d’action et de prendre des positions plus libérales pour que leur pouvoir ne s’érode pas au profit des mouvements islamistes. Le Conseil supérieur des Oulémas, créé en 1981, a ainsi annoncé en 2006 au cours d’une session extraordinaire qu’il se lançait dans des activités sociales comme la prévention du sida.

Les trente conseils régionaux des Oulémas sont censés recueillir les suggestions de la population sur le sujet, et un plan d’action doit être mis en œuvre sur la base des résultats de ces enquêtes Cette initiative connaît certains détracteurs. « Dans la conception moderne de l’Etat, le rôle des oulémas doit être réduit. Il doit se limiter à la chose religieuse. Le social, c’est l’affaire de l’Etat », estime ainsi Mucine Al Ahmad, sociologue des religions (Tel Quel Magazine, 2006). Néanmoins, elle témoigne des capacités d’évolution des autorités traditionnelles pour s’adapter aux enjeux sociaux et politiques actuels et préserver leur pouvoir.

Le mouvement berbère en Algérie

Les Berbères forment une population culturellement et linguistiquement distincte des populations arabes du Maghreb. Dans le passé, les Berbères vivaient dans toute la région. On les trouve désormais surtout au Maroc et en Algérie. La plus grande communauté berbère se situe en Algérie, où ils vivent dans plusieurs régions, dont la Kabylie. Dans cette région, ni les Français, ni le gouvernement algérien n’ont réussi à détruire complètement le système politique établi. Les assemblées des villages (tramât) continuent ainsi à remplir certaines fonctions municipales. Ces tramâts disposent d’une direction tournante. Ils fonctionnent sur la base d’un système représentatif. « Des centaines de délégués représentent des centaines de milliers de Kabyles, dans le cadre d’assemblées générales délibérant selon des procédures rigides, sanctionnées par un règlement intérieur, et selon des ordres du jour empruntés à la culture politique moderne » (Mahé, 2004).

Après l’indépendance algérienne, le FLN tentent de prendre le contrôle de ces assemblées villageoises (Mahé, 2004). Les mouvements berbères des années 1980 et 1990 se replient sur les tramâts pour mener leur action politique. En effet, les jeunes kabyles mettent en doute l’efficacité des partis politiques kabyles, le FFS (Front des Forces Socialistes) et le RCD (Rassemblement pour la Culture et la Démocratie), et font davantage confiance aux tramâts (Mahé, 2004).

Les représentants des tramâts s’organisent à l’échelle communale, départementale et interdépartementale. Ils réussissent à obtenir gain de cause sur certaines revendications auprès du gouvernement central. Par exemple le pouvoir accepte en 2001 que la langue berbère soit constitutionnalisée comme « langue nationale ». (Mahé, 2004).

Cette mobilisation autour des tramâts a baissé depuis 2001. Malgré le succès obtenu, des problèmes de coordination entre les représentants des tramâts sont apparus (Mahé, 2004). Un commerçant de la région d’Aziza explique : « Plus personne de notre village ne siège au sein de la coordination : nous ne savons même pas comment sont prises ces décisions de grève » (Mahé, 2004). Malgré la courte durée du temps de mobilisation active « le mouvement citoyen a montré que la société kabyle a les ressources pour inventer des formes alternatives de construction démocratique en Algérie » (Mahé, 2004).

Libye : les allégeances tribales contre la « bonne gouvernance » ?

Certaines autorités traditionnelles peuvent contribuer à la bonne gouvernance en interaction avec les actions du gouvernement central. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ainsi en Libye, les tribus ont parfois des pratiques contraires aux principes de la « bonne gouvernance » afin de maintenir leur influence. Les liens tribaux sont restés très forts en Libye, de façon beaucoup plus marquée qu’au Maroc, en Tunisie ou en Algérie. D’une part, le pouvoir a beaucoup joué la carte des alliances tribales, ce qui a conforté leur pouvoir, de l’autre, des réseaux d’alliance « alternatifs », basés sur des intérêts économiques ou idéologiques partagés n’ont pas vraiment réussi à se mettre en place. « Other bases of social cohesion, such as economic interest and political ideology, rely on a market economy and state structure like that which had appeared briefly at the end of the nineteenth century, only to be destroyed. Many of the Libyans who had thrown in their lot with the new commercial and administrative networks at the turn of the century had seen their fortunes and families decimated, and the survivors drew the conclusion that the only reliable connections were those of kinship » (Anderson, 1991).

Les Libyens continuent donc à s’associer sur la base d’alliances traditionnelles. La tribu constitue ainsi un groupe d’appartenance plus fort que l’identification aux valeurs et aux intérêts nationaux. Le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) analyse ainsi les relations négatives entre ce système d’alliances tribales et le développement de la démocratie et de la bonne gouvernance : « Clannism flourishes, and its negative impact on freedom and society becomes stronger, wherever civil or political institutions that protect rights and freedoms are weak or absent. Without institutional supports, individuals are driven to seek refuge in narrowly based loyalties that provide security and protection, thus further aggravating the phenomenon » (PNUD, 2004).

Les alliances se nouent sur des modes traditionnels. Les mariages soudent deux familles et les nouvelles connexions familiales et commerçantes renforcent les positions des deux familles. Le rôle structurant de la tribu dans le système politique est acté dans la constitution rédigée sous le roi Idriss après l’indépendance de la Libye. La plupart des fonctionnaires ne sont ainsi pas seulement choisis sur la base de leurs compétences, mais aussi selon leur appartenance à une famille puissante (Anderson, 1991).

En 1960, la Banque Mondiale dénonce ces pratiques comme. une cause de “mauvaise gouvernance” : « The prevailing attitude towards the appointments to government jobs, which are frequently made on the basis of personal friendship or family connections rather than merit. » (Anderson, 1991).

En 1969, Kadhafi renverse le roi Idriss par un coup d’Etat militaire. Dans un premier temps, Kadhafi renie les liens tribaux, puis la tendance s’inverse (Anderson, 1991). Il offre des postes clés de son cabinet à sa famille et ses amis, et souligne l’importance de la tribu dans son Livre vert : « Il est donc de première importance, pour la société humaine, de préserver la cohésion de la famille, de la tribu, de la nation et de l’humanité, afin de bénéficier des avantages, privilèges, valeurs et idéaux produits de la cohésion de l’unité, de l’amitié et de l’amour familial, tribal, national et humain » (Kadhafi, 1975). Faute d’alternative, la tribu reste donc un élément important du système politique libyen, aux dépens d’un mode de gouvernance plus démocratique.

Conclusion

Même si les autorités traditionnelles ont perdu une grande partie de leur influence, elles continuent de constituer des vecteurs potentiels de changement des sociétés maghrébines, que ce changement aille dans le sens d’une plus grande démocratie et d’une meilleure gouvernance ou qu’il prenne le chemin inverse.

La collaboration entre ces acteurs nationaux et les organisations internationales n’est pas toujours facile, comme le montre l’exemple suivant. A l’issue du voyage d’un représentant de la Banque Mondiale au Maroc en 1999, la Banque décide d’accorder une aide financière à la population berbère de la région de Targhist. Mais l’aide attribuée est utilisée à un autre usage par les autorités centrales, qui ne souhaitent pas voir aider ceux qui pourraient nuire à leur pouvoir. (Crawford, 2001).

Les organisations internationales peuvent également se montrer critiques vis-à-vis de certaines autorités traditionnelles lorsqu’elles leur semblent constituer un frein au processus de démocratisation. « Freedoms in Arab countries are threatened by two kinds of power: that of undemocratic regimes oblivious to the welfare of their peoples, and that of tradition and tribalism, sometimes under the cover of religion. These twin forces have combined to curtail freedoms and fundamental rights and have weakened the good citizen’s strength and ability to advance » (PNUD, 2004).

Bibliographie

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Bonte, Pierre, « Tribus, hiérarchies et pouvoirs dans le nord de l’Afrique » in Tribus et Etat dans le monde arabe, Paris : Armand Colin, pp. 81-101, 2004.

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Crawford, David, « How « Berbers » Matter in the Middle of Nowhere », Middle East Report, No. 219 (Summer 2001), pp. 20-25.

Eickelman, David, Knowledge and Power in Morocco : The Education of a Twentieth Century Notable, Princeton : Princeton University Press, 1985.

Gellner, Ernest, « Political and Religious Organization of the Berbers of the Central High Atlas », Berbers : From Tribe to Nation in North Africa (dir. Ernest Gellner and Charles Michaud), London : D.C. Heath and Company, pp. 59- 66, 1972 .

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Kadhafi, Moammar, La Troisième Théorie Universelle: Le Livre Vert de Moammar Kadhafi, 1975.

Lacoste, Camille et Yves, Maghreb, peuples et civilisations, Paris, la Découverte, 2004.

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Mahé, Alain, « La révolte des anciens et des modernes ou de la tribu à la commune dans la Kabylie contemporaine », in Tribus et Etat dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, pp. 201-235, 2004.

Shahin, Emad Eldin, Political Ascent: Contemporary Islamic movements in North Africa, Oxford: Wesview press, cop. 1997

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Yom, Sean L., « Civil Society in the Arab World », Middle East Review of International Affairs (MERIA), Vol. 9, No. 4, Dec. 2005

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