Analyse
Question de gouvernance en Chine, hier et aujourd’hui
Les enjeux d’une traduction chinoise du terme de gouvernance
Par Chen Lichuan
2005Programme Analyse et évaluation de la gouvernance
Mot-clés : Philosophie de la gouvernance Chine ; AsieDans cette note de réflexion, Chen Lichuan - reporter, chroniqueur de la revue Dialogue Transculturel et président de l’Association Culturemedia- analyse la vision chinoise de la gouvernance dans la Chine ancienne et dans la période contemporaine et met en lumière les deux acceptions du mot gouvernance aujourd’hui en débat.
Table des matières
Mr Chen Lichuan est reporter, chroniqueur de la revue Dialogue Transculturel et président de l’Association Culturemedia
Actuellement le terme de gouvernance se dit en chinois de deux façons, xietong zhili (協同治理, gouverner ensemble ou gouverner en synergie) ; et xietiao guanli (協調管理, gérer en coordination ou gérer de concert). Étymologiquement, dans les termes xietong (協同) et xietiao (協調), on trouve les connotations comme unir les forces, agir de concert, s’accorder, ou se mettre d’accord. Dans les termes zhili (治理) et guanli (管理), nous avons le même mot li (理) dont l’acception propre est la veine du jade, du marbre ou du bois. Le sens figuré est de diriger, établir l’ordre et gouverner. Le mot zhi (治), à l’origine, est souvent associé à l’idée de régulariser le cours d’eau d’une rivière ou d’un fleuve, et d’entretenir les voies fluviales. An sens figuré du terme, ça veut dire canaliser, diriger, gouverner, administrer ou mettre en ordre. Le mot guan (管) signifie étymologiquement la flûte de bambou, ou instrument à vent, ou encore la manche de pinceau. L’acception figurée veut dire également gérer, diriger, administrer, prendre en main ou en charge etc. Il est peut-être intéressant de savoir pourquoi nos ancêtres ont associé l’idée de régulariser les cours d’eau à celle de gouverner. L’explication vient probablement de Lunyu (論語, Entretiens de Confucius) : « Le peuple est comme le cours d’eau, il peut porter le navire et peut le faire chavirer. »
Comme on peut s’y attendre, dans la Chine ancienne, il n’existait pas de notion de gouvernance au sens de co-gestion, co-direction ou co-orientation, termes par lesquels elle semble se laisser définir aujourd’hui. Contrairement à l’enseignement taoïste, « Gouverner le mieux qui gouverne le moins » , c’est-à-dire une sorte de l’État minimal, les gouvernants, en paraissant n’user que de leurs droits, avaient souvent tendance de les étendre et d’en abuser. Il faut dire que cet abus du pouvoir a été longtemps favorisé par une institution politique qui reposait sur une tradition séculaire de l’absolutisme, elle-même basée sur les trois principes fondamentaux, à savoir souverain-sujet, père-fils, époux-épouse. Zeng Guofan (曾國藩), célèbre mandarin confucéen de la dynastie des Qing a défini ces trois principes en ces termes : « Le souverain en tant que le principe du sujet, le père en tant que le principe du fils, le mari en tant que le principe de la femme constituent les points cardinaux de la Terre et les piliers majestueux du Ciel. C’est pourquoi le souverain est le Ciel ; le père est le Ciel ; le mari est le Ciel. Le Cérémonial note : Le sujet ne peut être déloyal envers le souverain, même si celui-ci est dépourvu d’humanité ; le fils ne peut manquer de piété filiale envers le père, même s’il n’est pas aimé de celui-ci ; la femme ne peut être désobéissante envers son mari, même s’il est peu vertueux. » Autrement dit, le principe souverain-sujet attribuait au premier un pouvoir absolu et au second un devoir d’obéissance inconditionnelle. Le principe père-fils conférait au premier une autorité parentale absolue, mettant à jamais le fils dans la dépendance du père. Quant au principe époux-épouse, il favorisait une société qui exigeât des femmes une attitude de parfaite soumission.
Ces traits durables de l’histoire chinoise n’échappent pas au regard d’un certain nombre de sinologues étrangers. Ainsi observe Jean-François Billeter dans son remarquable ouvrage Chine trois fois muette : Dans la pensée confucianiste, « ce n’est pas la personne individuelle qui constitue la réalité humaine première, mais l’association hiérarchisée de deux personnes – l’association d’un souverain et de son ministre, d’un père et d’un fils, d’un frère aîné et d’un frère cadet, d’un époux et d’une épouse. Ces binômes étaient les données premières. L’humain était hiérarchique dans sa définition même. L’égalité n’était pas pensable…C’est cette inégalité généralisée qui a fait de la monarchie, en Chine, non un régime parmi d’autres, mais le seul régime possible. » . Par ailleurs, à la place du concept d’« absolutisme » , Jean-François Billeter applique celui de « transcendance du pouvoir » , ce qui revient presque au même dans la mesure où l’absolutisme désigne le pouvoir sans partage, « qui n’était soumis à aucune transcendance, divine ou autre » .
Li Shenzhi (李慎之), chef de file des intellectuels chinois libéraux, déclare que si l’on divise l’absolutisme en deux, on obtient « le despotisme d’en haut » et « la servilité d’en bas » . Il cite Han Yu (韓愈), homme politique et écrivain de la dynastie des Tang, pour stigmatiser ces deux aspects de l’absolutisme : « Le souverain est celui qui donne l’ordre ; le fonctionnaire est celui qui l’exécute auprès du peuple ; le peuple est celui qui produit des céréales, du chanvre et de la soie, fabrique des ustensiles, fait du commerce pour servir aux personnes situées en haut de l’échelle sociale. Le souverain qui ne donne pas de l’ordre perd la raison d’être du souverain ; le fonctionnaire qui n’exécute pas l’ordre du souverain auprès du peuple perd la raison d’être du fonctionnaire ; le peuple qui ne produit pas de céréales, ni de chanvre, ni de soie, ne fabrique pas d’ustensiles, ne fait pas de commerce pour servir aux personnes situées en haut de l’échelle sociale, on le punit de mort. » « Punir le peuple de mort » , voilà le vrai visage de l’absolutisme. A l’époque où le confucianisme souffrait de désaffection au profit du taoïsme et du bouddhisme, Han Yu se sentait investi d’une mission : la défense de l’orthodoxie confucéenne. A l’égard du taoïsme comme du bouddhisme, il préconisait de véritables mesures de persécution : « séculariser leurs moines, brûler leurs livres, transformer leurs monastères » .
La plupart des historiens en Chine et en dehors de Chine considèrent la création de l’empire par Qing Shi Huang (秦始皇) en 221 av. J.-C. comme un moment décisif de l’avènement de l’absolutisme politique. En effet, l’unification des Etats rivaux de la royauté des Zhou mit fin à un régime féodal. Une série de réformes inspirées des préceptes du légisme (fajia, 法家) qu’instaura le premier empereur abolit à jamais l’ordre féodal qui avait eu mille ans d’histoire. Un nouveau système fut mis en place en divisant l’empire en trente six commanderies (jun, 郡), chaque commanderie, en plusieurs districts (xian, 縣), toutes et tous directement administrés par les préfets, les gouverneurs militaires et les surintendants nommés par l’empereur lui-même et dépendant du pouvoir central. Ce système administratif impérial perpétua, à peu de changements près, jusqu’en 1911 qui marqua la fin de la dernière dynastie, celle des Mandchous. Certains de ces traits essentiels subsistent encore aujourd’hui dans l’organisation politique et sociale de la Chine communiste.
De ce bref rappel historique, on peut tirer, en prenant un risque de simplification, trois conclusions rapides :
1. Sous le règne impérial, l’idée de gouvernance, s’il y a, signifie l’exercice du pouvoir absolu à travers un système administratif ultra hiérarchisé. De ce fait, la signification du terme de gouvernance ne diffère en rien du terme classique de gouvernement.
2. La définition binomiale et hiérarchique de l’humain a rendu impossible le concept d’égalité entre les hommes, concept indispensable à l’idée de la bonne gouvernance.
3. Dans la société dite traditionnelle, la structure politique prend une forme verticale. Les décisions prises en haut doivent être exécutées en bas sans être discutées. Les principes de la bonne gouvernance (l’ouverture du système, la participation des organisations non gouvernementales, la responsabilité collective, l’efficacité et la cohérence) ne sont possibles que dans une société moderne et post-moderne formée de façon horizontale.
Je passe maintenant au deuxième volet de mon exposé concernant l’introduction du terme de gouvernance en Chine à l’époque contemporaine. Il est à peu près clair que l’introduction du terme de gouvernance en Chine s’accompagne de l’émergence de la société civile. Mais on peut se demander maintenant où en est la société civile chinoise dans le processus de modernisation de la Chine ? Après la tragédie du mouvement démocratique de 1989, certains intellectuels ont repensé la question du rapport société-politique. Ils réclament, sans doute pour une raison tactique, « la liberté avant la démocratie » , c’est-à-dire, la liberté civile avant la liberté politique à l’exemple de Hong Kong et de Singapour. C’est une façon de revendiquer la dissociation entre un espace privé et un espace public. Appelés couramment gonggong zhishifenzi (公共知識分子, intellectuels publics), ils s’affirment souvent dans la défense des droits civils d’une population malmenée. En face d’eux il y a une énorme élite pragmatique qui, rarement engagés dans les affaires publiques, penche plutôt pour la réforme institutionnelle, consciente qu’une institution, aussi efficace fût-elle dans sa structure, ne saurait durablement fonctionner si elle est dépourvue de légitimité démocratique. Justement pour éviter tout débat sur la question de légitimité, bête noire du régime actuel, le parti communiste au pouvoir tente d’orienter le débat sur la question d’efficacité économique et de stabilité sociale, en fixant il y a un an l’objectif de construire une « société harmonieuse » . Mais qui dit harmonie dit coordination et entente. C’est là que l’idée de gouvernance semble gagner du terrain en Chine. Sans confondre la gouvernance avec la démocratie, ni chercher l’affrontement avec le pouvoir, on pense peut-être que promouvoir l’idée de la gouvernance est un bon moyen de contourner l’épineux problème de la démocratie tout en revendiquant le droit de participation démocratique.
A titre d’exemple, l’Académie des Sciences Sociales de Shanghai a organisé en juillet 2004 le 3e Forum de modernisation sur le thème du « Gouvernement public et administration régie par les lois » . Certains intervenants ont évoqué le terme de gouvernance : « La culture de la politique moderne exige d’établir un rapport de coopération et de coordination entre le gouvernement et le peuple. Elle tend vers une gouvernance impliquant les gouvernants et les gouvernés. Dans ce processus de la modernisation politique civilisée, le gouvernement et les citoyens partagent la responsabilité de gérer les affaires publiques sur une base coopérative. » Ils ont signalé par ailleurs que la démocratie politique est une condition sine qua none pour la gouvernance, que la responsabilité qui incombe à chacune des parties repose sur leurs droits de regard sur les affaires publiques. De ce point de vue, la gouvernance est liée au développement de la démocratie politique. D’autres intervenants ont évoqué les huit caractéristiques propres au gouvernement du service public (nature publique, proximité des citoyens, choix, participation, responsabilité, coopération, transparence et efficacité), dont certaines coïncident avec les principes de la bonne gouvernance.
Si le premier exemple est de nature théorique ou virtuel, le deuxième exemple que je voudrais donner est une action concrète. Cela s’est passé aussi en juillet 2004. Dix-neuf citoyens chinois ont adressé une lettre ouverte à la Commission du Patrimoine Mondial, appelant celle-ci à accorder une attention particulière à la protection des quartiers avoisinants de la Cité interdite, et à intervenir auprès du gouvernement chinois pour stopper la démolition et la destruction de la vieille cité de Pékin. Le fait que ces dix-neuf citoyens chinois s’adressent directement à la Commission du Patrimoine Mondial prouve qu’ils n’attendent plus rien de leur propre gouvernement et qu’ils font preuve de responsabilité citoyenne pour les affaires considérées comme publiques. En cela, la portée de cet acte dépasse largement la protection du patrimoine, et envoie un signal fort de la conscience citoyenne en matière de gouvernance.
Le troisième et dernier exemple que je voudrais vous citer est d’autant plus pertinent que l’acteur est un partenaire de la FPH. Son nom est Li Chenggui (李成貴). Chercheur à l’Institut de Recherche du Développement Rural de l’Académie des Sciences Sociales de Chine, il a participé à ce titre à l’atelier sur la gouvernance organisé par la FPH au 4e Forum Social Mondial à Bombay en janvier 2004. Vous savez que depuis 1949, la campagne et les villes chinoises sont administrées de façon différente, un système qu’on peut appeler « un pays, deux critères de traitement » . Par conséquent, l’écart entre les villes et la campagne se creuse d’année en année, les paysans, sans protection sociale, sans assurance maladie, sans retraite, sans représentation nationale, deviennent en quelque sorte des citoyens de seconde classe d’où la pauvreté, le surplus de mains d’œuvre, le manque de capitaux pour les investissements, la perte de la terre cultivable, etc. Li Chenggui, de son retour de l’Inde, a écrit des articles en mettant en cause ce système de différenciation. Je cite : « En matière d’agriculture, une bonne politique agricole vaut mieux que la subvention de production, la participation des paysans à la gouvernance vaut mieux qu’une bonne politique agricole. » Il exige que les paysans jouissent des mêmes droits fondamentaux que les citadins, qu’ils soient traités comme citoyens à part entière et que la redistribution des biens sociaux soit équitable entre les villes et la campagne. » Ce point de vue est sûrement partagé par huit cents millions de paysans chinois.
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