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Causes et effets du recours à l’expertise par les Organisations Non Gouvernementales

L’expertise des ONG : un langage, une stratégie et un défi.

Date de la note : 13 septembre 2005

Par Hélène NIEUL

Le recours à l’expertise se situe au coeur de la question des modes de gouvernance. Une brève analyse du recours à l’expertise par les Organisations Non Gouvernementales (ONG) permet de mieux cerner ce qui se joue dans la définition d’une expertise. En tant que champ social, l’expertise est un espace très particulier, fondé sur un savoir, et à l’interface entre pratique et théorie. Cette position d’interface, et surtout le sceau scientifique que revêt l’expertise, sont l’un des éléments sur lesquels les ONG fondent de plus en plus leur participation à l’action publique internationale. Néanmoins le recours croissant à l’expertise par les ONG induit des effets importants, tant sur la représentation des enjeux traités que sur ces organisations elles-mêmes. L’expertise, en tant que "stratégie" d’insertion dans la gouvernance mondiale, est donc également un défi à relever pour les ONG.

L’expertise revient fréquemment comme justification incontournable de la participation des Organisations Non Gouvernementales (ONG) à l’action publique, notamment sur la scène internationale : tant dans le discours des bailleurs, pour répondre aux détracteurs de la sous-traitance des politiques publiques, que dans celui des ONG, pour parer aux accusations sur leur manque de légitimité à participer à l’action publique internationale. Afin de mieux comprendre les enjeux du recours à l’expertise par les ONG, nous tenterons ici de définir ce qu’est l’expertise, d’un point de vue sociologique et politique, telle que les ONG la mobilisent. Nous aborderons également les usages qui sont faits de cette notion, et les causes instrumentales ou plus profondes du recours à l’expertise par les ONG. Enfin, nous tenterons de dégager les principaux effets de ce recours, tant sur la représentation des enjeux que sur la gouvernance interne des ONG. Cette réflexion s’appuie sur un certain nombre d’exemples et d’articles, portant notamment sur la défense de l’environnement, ce champ étant particulièrement concerné par la question de l’expertise.

Définition de l’expertise comme champ social

L’expertise, dans le sens commun, renvoie à une forme de savoir spécifique. Mais pour mieux cerner le champ de l’expertise et ses enjeux, il semble nécessaire de le situer par rapport à d’autres champs sociaux. Un aperçu du type de trajectoires individuelles qui caractérisent l’expertise permet également de mieux appréhender son usage et sa portée au sein des ONG.

A la lisière entre pratique et théorie

L’expertise peut être définie comme la mobilisation de savoirs scientifiques dans le cadre d’un mandat donné par une autorité. L’expert est celui qui mobilise des connaissances scientifiques et en extrait un message compréhensible pour des « non-scientifiques » , qu’il s’agisse d’une autorité politique ou de l’opinion publique.

En analysant le champ de l’expertise dans le domaine de la résolution des conflits, Sandrine Lefranc explique que cette « formalisation des savoirs » par les ONG s’appuie notamment sur un répertoire théorique qui appartient davantage au champ universitaire qu’à celui de l’humanitaire : le champ de l’expertise peut ainsi être décrit comme étant « à la lisière » entre le champ des praticiens et celui des universitaires. De même, comme le souligne Marie-Claude Smouts, lorsque le WWF s’empare de la question de la protection des forêts et développe une expertise sur le sujet, sa démarche vise avant tout à produire un discours moins ambivalent que celui des Etats, et moins opaque techniquement que celui des scientifiques « purs » . L’expertise constitue donc un champ « intermédiaire » , entre universitaires et praticiens d’une part, et entre scientifiques et politiques d’autre part.

Détentrices de cette expertise (ou auto-proclamées comme telles, selon les cas), les ONG reflètent également des oppositions pouvant exister entre différents courants théoriques universitaires, même si elles ne les maîtrisent pas toujours pleinement. Sandrine Lefranc souligne notamment qu’une même ONG peut s’appuyer sur des courants théoriques différents, voire contradictoires. Les ONG développent ainsi une expertise qui leur est propre, associant des savoirs théoriques plus ou moins maîtrisés à une capitalisation d’expériences issues de leurs activités. De manière plus globale, même lorsque les ONG ne sont pas dans une démarche explicite de « construction » d’expertise, une partie de leur activité consiste à convertir en pratiques des courants théoriques. Sandrine Lefranc souligne l’importance de ce phénomène dans le domaine de la « résolution des conflits » , une discipline présentée comme « nouvelle » qui théorise, recycle et réinterprète des pratiques existantes, leur donnant ainsi une dimension particulière : les universitaires voient leurs théories validées par les pratiques des ONG, et les ONG voient leurs pratiques validée par un « sceaux » scientifique. Il en découle une sorte de légitimation réciproque entre courants théoriques universitaires et pratiques des ONG, où l’expertise constitue une frontière, mais surtout un lien, entre deux ces deux champs sociaux.

La figure du « chercheur-militant »

La situation intermédiaire du champ de l’expertise, entre champ universitaire et champ des praticiens, s’explique en partie par des trajectoires individuelles, tant personnelles que professionnelles, dont la figure du « praticien-chercheur » , ou du « chercheur-militant » , est caractéristique. Le chercheur peut s’avérer être un « militant de sa discipline » , soit parce que cette discipline rencontre des difficultés à être reconnue au sein de l’université, soit parce qu’elle connaît des développements nouveaux en s’ouvrant à d’autres champs de recherche. Ces « militants chercheurs » sont souvent des thésards n’ayant pas réussi à intégrer le monde de l’université, tout en étant passionnés par leur domaine de recherche. Entre frustration et passion, ils se tournent alors assez souvent vers une vocation « citoyenne » d’ouverture de leur discipline aux enjeux sociétaux et aux « non-scientifiques » . L’engagement au sein d’ONG leur permet cette démarche. Leurs parcours personnels peuvent également jouer un rôle essentiel dans leur volonté d’engagement, par exemple du fait d’une rencontre ou d’un voyage effectué aux cours de leurs travaux de recherche. On retrouve dès lors chez ces « personnages » une forme de dévouement très particulière, mêlant passion scientifique et convictions personnelles.

Le « chercheur-militant » joue de deux identités et de deux répertoires qu’il mobilise et conjugue à travers le registre de l’expertise . Il n’est ni un « pur » praticien, ni un « pur » scientifique. Il a, par rapport au militant, le recul et la rigueur du scientifique, qui « démontre » avant d’affirmer. Mais il a aussi souvent vis à vis du chercheur universitaire une forme de ressentiment, qu’il compense en quelque sorte en dénonçant le caractère fermé et opaque du monde universitaire auquel il n’a pas pu accéder. Il ne s’agit bien sûr que d’un idéal-type, à envisager avec toutes les précautions et nuances qui s’imposent. Néanmoins, c’est souvent de ce mélange que naissent des figures souvent emblématiques, au moins au sein des ONG dont elles sont membres. Certains créent leur propre ONG, comme ce fut le cas pour People and Plants, ONG née d’une rencontre entre ethno-botanistes. D’autres intègrent des ONG existantes et y trouvent un rôle très spécifique, incarnant souvent au sein de l’organisation le mot d’ordre « on va leur montrer » , à la fois rassurant et galvanisant : à la fois scientifique et militant.

L’expertise comme outil de légitimité

Les ONG ont recours à l’expertise comme outil de légitimation de leurs activités, mais aussi et surtout de leurs discours, dès lors qu’elles s’inscrivent dans une démarche d’influence sur la conception de l’action publique internationale. On peut ainsi distinguer trois causes principales du recours à l’expertise par les ONG.

Un rôle de diffusion de l’information et de mise en débat.

Les ONG ayant recours à l’expertise le font souvent, au moins dans un premier temps, dans un souci de diffusion de l’information et de mise en débat d’un enjeu donné. L’exemple du WWF semble ici particulièrement parlant. Cette ONG a développé l’expertise en tant que modalité d’action à part entière, en effectuant des enquêtes, en diffusant des rapports etc...L’ouvrage de Marie-Claude Smouts, « Forêts tropicales, jungle internationale » , montre comment, dans les années 90, cette association est par exemple parvenue à mettre la question de la certification au cœur du débat sur la préservation des forêts. Plus récemment, le WWF lançait une campagne d’opinion sur la pollution de l’air en publiant une étude réalisée dans dix pays européens sur les éléments chimiques présents dans le sang des habitants de ces pays. Malgré les limites scientifiques de ces démarches, l’expertise est ici clairement mobilisée dans un but de vulgarisation de données techniques et scientifiques, pour permettre une meilleure diffusion de l’information auprès des opinions publiques « profanes » et ainsi soulever un débat.

Les campagnes de Handicap International constituent elles aussi des exemples frappant de vulgarisation : qu’il s’agisse des mines anti-personnelles ou des armes à sous-munitions, les sujets abordés sont d’un abord extrêmement technique. Cette ONG parvient néanmoins à en faire des objets de débat public à la portée de tous, par une vulgarisation perçue comme « crédible » , car émanant d’une ONG « spécialisée » , « experte » sur ces questions.

Donner une force scientifique au discours

L’expertise apparaît également, pour nombre d’ONG, comme une façon de « neutraliser » le discours. L’onction scientifique est une validation forte des idées avancées, tant auprès de l’opinion publique qu’auprès d’interlocuteurs institutionnels. Chaque acteur social développe son propre cadre d’interprétation de la réalité, et en déduit « une » vision (parmi beaucoup d’autres) de la vérité. La validation scientifique de cette vision de la vérité donne dès lors une force réelle aux arguments et aux discours tenus. Elle permet notamment aux ONG de parer aux accusations « d’amateurisme » ou « d’idéologie » parfois portées par leurs détracteurs.

Cette recherche du « sceaux » de la science n’est pas nouvelle. Ainsi Christian Topalov, en se penchant sur les mouvements réformateurs en France à la fin du XIXème siècle, montre comment ces mouvements tendaient à présenter les méthodes qu’ils proposaient comme « scientifiques » . En effet, du caractère scientifique d’une théorie ou d’une méthode découlait son caractère universel. Dès lors, les réseaux réformateurs pouvaient justifier le recours à des méthodes utilisées dans d’autres pays, puisque ces méthodes étaient scientifiques, et donc universelles : il s’agissait en quelque sorte des premiers pas du transnationalisme, construit autour d’une expertise commune.

L’expertise permet donc aux ONG qui la mobilisent de donner une force scientifique à leur discours vis à vis de leurs interlocuteurs. Mais elle génère également des effets de « réassurance » en interne. En effet, une organisation n’est jamais un acteur homogène : elle comprend souvent plusieurs courants, des lignes de forces divergentes. Or lorsqu’il s’agit pour une ONG de produire un discours cohérent sur un enjeu, l’expertise peut permettre d’arbitrer. Pour le moins, elle conforte les différents acteurs au sein de l’ONG dans leur idée du « vrai » . Elle peut donc constituer un facteur de cohésion interne des ONG.

Un droit de parole dans les arènes de l’action publique

Enfin, l’expertise, au-delà du renforcement du discours des ONG, leur permet parfois tout simplement d’avoir un « droit de parole » au sein d’arènes politiques. Margaret Keck et Kathryn Sikkink donnent l’exemple d’un certain nombre d’ONG qui se sont vues exclues des débats sur l’environnement à la fin des années 60, et qui ont peu à peu acquis un droit de parole au sein de forum à travers le développement de leur expertise. On peut aussi songer, dans le même domaine, à la délégitimisation des militants anti-nucléaires au début des années 90, sur le mode « ils n’y connaissent rien » . Ces ONG et mouvements durent associer à leur identité « militante » une dimension scientifique, seul moyen d’apparaître comme « digne » de prendre la parole dans des débats aux enjeux colossaux, notamment d’un point de vue économique. Cette dimension du « droit de parole » conféré par l’expertise est particulièrement visible dans le domaine de l’environnement, car il s’agit d’un champ relativement « mixte » , qui mêle à la fois une dimension éthique, des données scientifiques et des enjeux économiques lourds (tels que l’utilisation des ressources, la gestion des sols etc...) : l’entrée dans les arènes du débat y est d’autant plus difficile, et nécessite une image solide, une crédibilité que confère en partie l’expertise.

L’expertise comme construction

L’analyse des circonstances et des causes qui poussent les ONG à développer et/ou mobiliser une expertise fait ressortir que l’expertise n’est pas une donnée intrinsèque liée à un type d’acteur. Elle est une construction sociale. De manière générale, la construction d’une expertise peut être envisagée comme une construction collective, qui rassemble un ensemble d’acteurs autour d’un langage commun, un schéma commun d’interprétation. Nous verrons par ailleurs comment l’expertise des ONG peut se renforcer et s’auto-légitimer. Enfin, dans le dialogue avec d’autres acteurs, l’expertise se construit par la délimitation d’un domaine de compétences et par la mise en avant d’un « besoin » d’expertise.

Les communautés épistémiques.

L’expertise, en tant que construction collective, renvoie à la notion de « communauté épistémique » . Cette notion a été développée par Peter Haas pour décrire l’influence exercée par les groupes d’experts dans la détermination des intérêts des Etats. Ces communautés se regroupent autour d’un langage commun, qui codifie leurs échanges et crée un mode de reconnaissance mutuelle des experts (mais aussi de reconnaissance des experts par d’autres acteurs). Par ailleurs, Christian Topalov, s’il ne se réfère pas explicitement à cette notion, souligne qu’au-delà d’un langage commun, une expertise génère et délimite son propre champ, et les « règles de conflits » qui le régissent. Haas explique, dans le même ordre d’idées, qu’au sein d’une même « communauté » , les experts partagent un ensemble de principes, de schémas d’interprétation et de modes de validation de leurs savoirs.

Ainsi lorsqu’une ONG cherche à développer une expertise, cela passe par la mise en place d’un langage et d’un cadre d’interprétation, au sein de l’ONG, et par la diffusion de ce langage et de ce cadre auprès de la société. Plus concrètement, certaines ONG développent et diffusent une terminologie, voir même rédigent et publient des lexiques, qui constituent en quelque sorte une première étape dans la construction de leur expertise.

Par ailleurs, en soulignant l’existence de cadres d’interprétation partagés au sein d’une communauté épistémique, Peter Haas souligne que la neutralité de l’expertise relève d’un mythe plus que d’une réalité, chaque discipline ayant ses propres « lunettes » pour observer le monde. Cela ne remet nullement en cause la pertinence de ces expertises, mais les caractérise en tant que constructions sociales. Le biais introduit par chaque discipline fait ainsi partie des éléments de définition d’une expertise.

On peut toutefois souligner que la notion de "communauté épistémique" constitue un outil d’analyse pertinent, mais tend à négliger les trajectoires individuelles qui existent au sein de ces "communautés" et qui interdisent de les considérer comme des ensembles homogènes : les ancrages nationaux et culturels des experts, ou encore leurs trajectoires professionnelles influent également sur leurs représentations et sur leurs analyses. Cette notion permet donc d’appréhender partiellement l’expertise, mais ne suffit pas à la sasir totalement en tant que construction sociale.

L’expertise comme auto-légitimation

Nombre d’ONG « spécialisées » s’auto-distinguent des grandes ONG internationales « généralistes » en soulignant leur expertise : « cette expertise tient moins aux pratiques qu’à une capacité de ces ONG à en formaliser les principes et les techniques. » (S. Lefranc). Le rôle du discours dans la construction de l’expertise semble ici essentiel. C’est cette construction de leur propre expertise, sa formalisation, qui sert aux ONG dans la définition de leur rôle, et surtout de leur légitimité.

L’expertise, en tant que construction, « s’auto-nourrit » en créant et en légitimant ses procédures propres. Il existe ainsi une sorte de « cycle » par lequel l’expertise crée d’elle-même les procédures qui, à leur tour, la caractérisent comme expertise. Les procédures et « recettes » ainsi légitimées par le sceaux de l’expertise, de la « science » , et donc de « l’universalité » , justifient parfois la transposition abusive des pratiques de manière uniforme (et donc inappropriée) d’un contexte à l’autre. C’est notamment une critique fréquemment adressée aux « experts en résolution des conflits » .

Construction des problèmes et besoin d’expertise

Le recours à l’expertise par les ONG peut également constituer un moyen de construire les problèmes sous un angle d’approche spécifique : la définition de cet angle d’approche détermine un champ de compétences inexploré, une sorte de « niche » dont son « bâtisseur » aurait le monopole. Ce travail de délimitation d’un champ d’expertise ne suffit cependant pas à faire de l’expertise un outil d’influence. Il reste à l’acteur détenteur de cette expertise à convaincre ses interlocuteurs que « l’angle » est pertinent, et à diffuser son schéma d’interprétation du problème (voire à diffuser les solutions qu’il a élaborées).

A ce propos, l’exemple du Forest Stewardship Concil (FSC) présenté par Marie-Claude Smouts est un cas d’école. Le WWF, à travers le FSC, a réussi à « mettre la certification au cœur du débat sur la forêt » . La technique de « labellisation » adoptée par le FSC se présente au premier abord comme une méthode plus « durable » que le boycotte. Le FSC fixe un certain nombre de critères, et accrédite des certificateurs indépendants qui vendent le label aux commerçants de bois. Cette démarche s’adresse avant tout au consommateur, « joue sur l’émotion » , et utilise les leviers les plus classiques de la concurrence et du marketing (une recette rapidement intégrée par les grands commerciaux de bois, comme argument de vente). Par ailleurs, le FSC a « réussit le tour de force de s’autoproclamer le seul système d’écocertification « crédible » au monde dans le domaine forestier et d’en persuader nombre de décideurs sur la scène internationale » . La certification comporte des effets pervers très importants, notamment en défavorisant les petits producteurs au détriment des grandes surfaces. Cependant, au-delà des faits, en termes de construction d’expertise, le FSC est parvenu à envoyer un message clair, et suivi à la fois par les consommateurs, les grands producteurs et une partie des Etats concernés. Il a ainsi délimité un champ d’expertise jusqu’alors inexistant et en a fait le schéma d’interprétation partagé par ses interlocuteurs.

Par ailleurs, Sylvie Ollitraud souligne la façon dont l’expertise des ONG peut agir sur les représentations que les acteurs ont de leurs propres intérêts au niveau local : les ONG ont une position singulière qui leur fait faire des aller-retours entre des politiques publiques définies à l’échelle internationale et leur mise en oeuvre au niveau local. Ainsi, toujours selon Sylvie Ollitraud, les ONG diffusent leurs cadres d’interprétation, et leurs diagnostics, non seulement auprès d’interlocuteurs politiques et/ou internationaux, mais aussi auprès des acteurs locaux directement concernés. Pour reprendre l’expression de Sandrine Lefranc, en tant « qu’entrepreneurs sociaux » , les ONG, à travers leur expertise, agissent donc directement sur les représentations des acteurs.

Effets de l’expertise sur la gouvernance interne des ONG

Qu’il s’agisse d’un « concours de circonstances » , du fruit de rencontres, d’évolutions liées à un contexte qui change, ou d’une stratégie plus explicite, le recours d’une ONG à l’expertise induit des changements, voire des bouleversements en son sein. La notion de compétence y est modifiée, et parfois même l’identité associative.

Professionnalisation et nouvelle division du travail au sein des ONG

Le recours à l’expertise par les ONG est l’un des éléments du mouvement de professionnalisation des ONG. Par « professionnalisation » , il ne faut pas nécessairement entendre « salarisation » . Mais en ayant recours à l’expertise, les ONG mettent en avant un certain nombre de compétences spécifiques, que ne possèdent généralement pas la totalité de leurs membres. Il s’opère ainsi une différenciation au sein même des ONG. En cas de salarisation, cette différenciation peut être d’autant plus sensible, et les tensions entre bénévoles et salariés peuvent apparaître du fait d’une perception différente des enjeux, entre les « professionnels » et les « militants » . L’expertise n’est pas le seul facteur déclenchant de ce type de difficultés rencontrées par nombre « d’organisations militantes » , mais elle peut les accentuer, lorsqu’elle devient un enjeu central dans l’identité de l’association.

ONG spécialisées vs ONG généralistes ?

Certaines trajectoires personnelles au sein des ONG, et notamment celles des « chercheurs-militants » (voir plus haut) amènent les ONG à s’approprier de nouveaux registres de langage et d’action, et notamment le registre scientifique. Or, le registre scientifique peut permettre, à travers la figure du chercheur-militant, d’établir des liens entre différents champs, différents objets. En effet certaines disciplines scientifiques sont plus spontanément en lien avec d’autres L’exemple des ethno-botanistes relevé par Sylvie Ollitraud montre comment des biologistes se sont peu à peu tournés vers une dimension plus sociale de leur objet d’étude, jusqu’à créer une discipline à part entière, plus large que leur discipline initiale. Cette mise en lien peut permettre une « montée en généralité » des ONG, qui les ouvre à de nouveaux enjeux. Dans ce cas de figure également, cet élargissement du champ d’action au sein d’une ONG peut être générateur de tensions en interne, de résistances, la spécialisation et l’expertise dans « un » domaine étant parfois perçues comme le fondement de l’identité et de la crédibilité de l’ONG par ses militants. C’est pourquoi le recours à l’expertise peut également être appréhendé comme une forme de « risque » pris par les ONG, ou en tout cas comme un défi en terme de gouvernance interne et de conduite du changement.

Bibliographie :

DAUVIN Pascal, SIMEANT Johanna, C.A.H.I.E.R. Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain.Paris : Presses de Sciences Po, 2002.

HAAS Peter, "Introduction: Epistemic Communities and International Policy Coordination", in International Organization, vol 46, n°1, hiver 1992

Keck Margaret, SIKKINK Kathryn. Activists beyond borders : Advocacy networks in International Politics , Ithaca and London : Cornell University Press, 1998.

LEFRANC Sandrine. "Pacifier, scientifiquement. Les ONG spécialisées dans la résolution des conflits", in LE PAPE Marc, SIMEANT Johanna, VIDAL Claudine, Face aux crises extrêmes ; Intervenir et représenter , 2006.

OLLITRAUD Sylvie, "Des plantes et des hommes. De la défense de la biodiversité à l’altermondialisme", Revue Française de Science Politique , vol 54, n°3, juin 2004, p. 443-465

ROUSSEAU François, Gérer et militer, Thèse présentée à l’Ecole Polytechnique, en Economie et Sciences Sociales, spécialité Gestion,2004.

SMOUTS Marie-Claude, "Forêts tropicales, jungle internationale. Les revers d’une écopolitique mondiale". Paris, Presses de Sciences Po, 2001.

TOPALOV Christian (dir.). Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914. Paris : Editions de l’EHESS, 1999.

 

Hélène Nieul est diplômée de l’Institut d’Études Politiques de Paris, et du Master - recherche au Département de Science Politique de Paris I Panthéon - La Sorbonne en Relations Internationales. Au cours de ses études, elle s’est plus particulièrement intéressée à la prise de parole et à l’influence des ONG sur la scène internationale.

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