Analyse
Conflit et harmonie dans le monde politique japonais
Une présentation des processus de règlement des conflits au sein du parti majoritaire
Par Nicolas Minvielle
Date de la note : Janvier 05
Programme Analyse et évaluation de la gouvernance
Programme Réforme des institutions publiques
Dossier Réflexion sur les modes de régulations politiques au Japon
Mot-clés : État ; processus d’élaboration des décisions publiques ; Japon ; Asie ;Depuis sa création en 1955, le Parti Libéral Démocratique (PLD) a réussi à maintenir une hégémonie politique. La présente fiche cherche à montrer quelles ont été les tactiques mises en œuvre au sein du parti pour gérer les nombreuses tensions.
Table des matières
Créé en 1955 par l’union des différents partis conservateurs, le Parti Libéral Démocrate (PLD) a depuis cette date, et malgré quelques périodes difficiles1, toujours conservé une position hégémonique dans la vie politique japonaise.
On pourrait penser qu’ayant eu la majorité pendant une si longue période, l’harmonie devrait régner au sein du parti au pouvoir. Pour certains politologues, l’existence de nombreux clans politiques (Habatsu) serait un indicateur d’une certaine démocratie interne, un débat étant nécessaire pour obtenir le consensus au sein du parti majoritaire. Pour Karl Van Wolferen2, il n’en est rien : « Les habatsu luttent entre eux pour la place de premier ministre et pour l’accès direct à la bureaucratie dans le but de tenir leurs promesses électorales. Les idées et principes de ce mode d’exercice du pouvoir n’entrent pas en ligne de compte. La politique des habatsu ne renvoie à aucun modèle pluraliste, c’est un jeu de pouvoir dénué de réel débat politique et sur lequel les électeurs n’ont aucun contrôle » (Van Wolferen, 1990, p.158).
Une des principale tactiques ayant permis au PLD de se maintenir au pouvoir et de limiter dans une certaine mesure les scissions entre les habatsu réside dans ce que Bouissou (1997)3 appelle « l’avancement politique régulé » . Son principe de base, qui allie simplicité et efficacité, est basé sur le positionnement au sein d’une liste d’attente. Ainsi, l’obtention d’un poste de ministre n’intervient généralement qu’au terme de cinq mandats de député, comme le démontre l’intéressant tableau établi par Bouissou (Bouissou J.-M., 2003) à partir de l’étude de la carrière politique d’une trentaine de ministres.
Cependant, au-delà de cette apparente simplicité, la désignation des ministres est un processus complexe qui met en œuvre toutes les habatsus du PLD. Ces clans, qui prennent souvent le nom de leur fondateur, « luttent entre eux pour la place de premier ministre et pour l’accès direct à la bureaucratie dans le but de tenir leurs promesses électorales. Ils sont une source constante de frictions et la tension est parfois si forte que le PLD semble sur le point de se désintégrer. Les sièges ministériels sont distribués en fonction de l’importance numérique de chaque Habatsu et si l’un d’eux reçoit un portefeuille de trop, la situation dite « sensible » ou « très délicate » entraîne un débat immédiat » (Van Wolferen K., 1990, p159).
Ces luttes entre habatsu, qui permettent la répartition des charges et des différents avantages qui en résultent entre les factions 10, ont un rôle important de régulation, d’autant plus qu’ils s’inscrivent dans un système politique qui veut qu’un habatsu, même minoritaire, se voie attribuer un poste ministériel. Ainsi, pour qu’émerge un premier ministre, il est nécessaire que certains habatsu s’unissent et, lorsqu’une alliance réussit, « elle est généralement considérée comme le « courant central » de la majorité. Les habatsu rivaux ou « courants opposés » reçoivent néanmoins des postes ministériels, mais leurs manœuvres sont étroitement surveillées, de crainte que l’une d’elles ne suscite une campagne visant à faire tomber le premier ministre » (Van Wolferen K., 1990, p.159). Il faut ici noter que le processus de normalisation visant à permettre à tout élu d’accéder un jour au pouvoir peut bien sûr être altéré par la renommée ou le pouvoir d’un élu particulier à un moment donné. Cependant, le fait que le partage du pouvoir ne permette que des durées d’exercice très limitées dans le temps11 permet de limiter ce risque.
La réalité est donc fort éloignée de l’harmonie apparente et du consensus de façade : pour s’assurer la paix au sein du parti, les habatsu se partagent le gâteau politique, le clan dont le chef est premier ministre utilisant alors les ressources disponibles pour contrôler et calmer les autres clans en distribuant les postes à pourvoir. Ceci a deux implications principales :
D’une part, un clan qui s’estimerait lésé pourrait se tourner vers les autres partis afin de tenter de mettre en place une coalition nouvelle. Il faut alors mettre en place tous les mécanismes permettant d’éviter de telles défections et, si elles venaient à se produire, qu’elles ne deviennent payantes pour le habatsu qui en aurait pris le risque.
D’autre part, les clans qui ont porté un député au poste de premier ministre se retrouvent de fait en position de pouvoir à son égard, ce qui leur donne des moyens de pression sur lui. A peine élu, un premier ministre doit donc redistribuer les postes afin de satisfaire toutes les composantes de sa coalition gouvernementale.
Ainsi, contrairement à ce qu’une majorité et une certaine stabilité politique pourraient laisser penser, l’harmonie au sein d’un parti comme le PLD n’est pas forcément de mise et les rapports de force bien compris plutôt prévalants. En fait, si le système de répartition des postes venait à se gripper, les conflits qui s’ensuivraient pourraient certainement remettre en cause l’existence même du parti. Les tensions au sein d’un groupe au Japon peuvent donc être très importantes, et ce malgré une certaine stabilité apparente et l’efficacité des méthodes de gestion des conflits.
Notes :
1 Telles que la période des années soixante-dix où l’opposition est arrivée aux portes du pouvoir, les fronts PS-PC-Komeito administrant la plupart des grandes villes, ou l’année 1993 où le PLD, tout en restant le premier parti du pays, perd sa majorité.
2 VAN WOLFEREN K, L’énigme de la puissance japonaise, Robert Laffont, Paris, 1990.
3 BOUISSOU J.M (éditeur), L’envers du consensus, Presses de Sciences Po, Paris, 1997
5 Agence pour le développement de Hokkaido
6 Secrétariat générale du gouvernement
7 Comité pour l’élaboration des politiques.
8 Agence des affaires générales
9 BOUISSOU J.M, “Quand les sumos apprennent à danser”, fayard, Paris, 2003
10 Butin qui ne se limite pas aux simples postes ministériels. Comme le souligne Van Wolferen, le fait d’accéder au pouvoir permet aux élus de tenir les promesses faites aux électeurs en terme de constructions de routes, gymnases ou autres travaux de BTP.
11 Un an pour un ministre, deux ans pour le poste de premier ministre, sauf exceptions.
Né en 1978, Nicolas Minvielle est diplômé de l’Université Impériale de Kyushu au Japon (2000) et de l’Institut des Sciences Politiques de Strasbourg (2001). Après un DEA d’économie de l’EHESS en 2003, il prépare une thèse de Doctorat en Sciences Economiques portant sur le Japon pour laquelle il a été, en 2004, lauréat de la Chancellerie des Universités de Paris.
Entré chez Philippe Starck en 2001, il y est actuellement responsable des licences et de la propriété intellectuelle.
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