note de lecture
Encore un siècle américain ?
Les Etats Unis et le monde au XXIe siècle
Auteur : GUYATT Nicholas
Par GUIHENEUF Pierre Yves
Comment les Etats Unis ont ils dominé le monde durant le XXe siècle ? Quelles sont les facettes de leur politique étrangère ? Ecrit par un chercheur anglais de l’Université de Princeton (Etats Unis), cet essai sans concession démonte avec méthode les principes et les pratiques qui font les relations de la première puissance avec le reste du monde.
Dans le domaine économique, la suprématie américaine n’est pas nouvelle, mais elle s’impose dans ses formes actuelles avec l’élaboration progressive du " consensus de Washington " qui, au sein de la communauté des intellectuels, des politiques et des chefs d’entreprises formalise entre les années 70 et 90 les bases théoriques et pratiques du libéralisme et de l’ajustement structurel que Bill Clinton appliquera ensuite avec constance. L’économie de marché, joliment assimilée à l’idée de liberté qui a toujours bonne presse dans l’opinion publique américaine, a considérablement renforcé les disparités sociales y compris au sein des économies développées, a eu de terribles conséquences pour les pays les plus pauvres, mais a aussi contribué à asseoir le pouvoir du secteur financier américain et à gonfler ses profits. Même les crises asiatique, russe et mexicaine n’ont pas fragilisé l’option libérale comme l’avait fait précédemment la grande dépression de 1929. Pas plus que les avertissements de grands spéculateurs comme Georges Soros ou la démission de grands experts comme Joseph Stiglitz. Occultant les désastres sociaux, fermant les yeux sur la corruption générée parmi les élites politiques, entérinant la prise de pouvoir de Wall Street sur la conduite des affaires de l’Etat, Clinton et l’administration américaine ont balayé les rares opposants qui poursuivaient l’idéal d’une économie à visage humain. Sauf effondrement catastrophique, il est certain que les Etats Unis continueront de modeler l’économie mondiale au cours du prochain siècle " avec ce savant mélange d’élégante rationalisation, de laisser aller matérialiste et de démission morale qui jouit d’un certain consensus à Washington ".
Dans le domaine militaire, les Etats Unis présentent le paradoxe d’une opinion publique isolationniste, peu au fait des enjeux internationaux, et d’une politique étrangère très interventionniste, qui considère la planète comme son arrière cour. Le rôle de " leader du monde libre " est revendiqué et, en même temps, le multilatéralisme abhorré, comme tout ce qui peut réduire les marges de manoeuvre de la superpuissance. L’enthousiasme de Clinton quand il demande l’interdiction des mines antipersonnel ou l’instauration d’une Cour pénale internationale, son recul quand il prend conscience que cela pourrait se retourner contre les Etats Unis, puis son refus de signer tout accord alors que la plupart des autres pays l’ont fait : cela relègue les Etats Unis dans les rangs des " Etats voyous " si amplement décriés. A l’inverse, lors du génocide rwandais, l’inaction méthodiquement orchestrée pour cause de manque d’intérêt stratégique et de crainte d’engager des troupes sont directement responsables de plusieurs centaines de milliers de morts. Deux poids, deux mesures, mais une seule logique : la défense des seuls intérêts américains...
Quelle est la nature du débat idéologique sur ce sujet aux Etats Unis ? Après l’euphorie de l’après guerre froide et suite à des événements cuisants comme l’échec de l’intervention en Somalie, où plusieurs soldats américains ont trouvé la mort, la tendance était à la prudence et au discernement. Mais les " mondialistes " ont renouvelé le débat en prévoyant la perte de pouvoir des Etats, la disparition des conflits armés et la montée en puissance de la société non gouvernementale (essentiellement le monde des entreprises). Pour l’économiste Thomas Friedman, la " diplomatie commerciale ", qui consiste notamment à rechercher de nouveaux marchés pour les firmes américaines, est le moyen pour le gouvernement de guider les autres pays vers les bienfaits de l’économie de marché. Richissime et convaincu que son mode de vie est celui de la majorité des habitants du monde, cet expert comme bien d’autres véhicule un discours déconnecté de la réalité. A ce mondialisme béat s’opposent les prédictions catastrophistes des " réalistes " qui annoncent au contraire des " chocs de civilisation " violents à l’échelle du monde, recommandent d’intervenir avec modération et de se prémunir de futurs conflits.
Avec un Congrès qui abandonne de fait la politique extérieure au Président, des élites politiques asservies par leurs liens avec le monde des affaires, des médias satisfaites d’un traitement superficiel de l’information et peu critiques par rapport aux discours officiels, l’opinion publique américaine, déjà extraordinairement introvertie et ignorante des réalités extérieures, ne manifeste que de brefs moments de lucidité. Quand elle le fait, comme à Seattle, sa dissidence met l’administration dans l’embarras et provoque des réactions hystériques et démesurées des experts financiers, mais reste insuffisante cependant pour déstabiliser le consensus actuel.
Le XXIe siècle sera américain. La question est de savoir ce que les Etats Unis feront de leur puissance. S’en serviront ils pour continuer de défendre obstinément leurs intérêts au risque d’accroître les inégalités, de provoquer des conflits et de mettre en péril l’environnement de la planète, ou pour promouvoir avec d’autres pays un changement des règles du jeu et un progrès économique et social global, régulés par les pouvoirs publics soucieux du bien commun ?
Commentaire : Un exposé méthodique et argumenté, illustré de nombreuses citations, qui montre le cynisme et l’irresponsabilité de la politique étrangère américaine des années 1990, caractérisée par l’étroite imbrication des choix politiques et des intérêts privés. Triomphalisme, manichéisme et pouvoir de l’argent : les ressorts de l’action de la plus grande puissance mondiale font froid dans le dos. La faiblesse de l’Europe, mise en évidence lors de la crise des Balkans, laisse le champ libre à cette soi disant politique, tout comme l’absence de véritable contre pouvoir citoyen sur le sol américain. Au total, cette analyse laisse peu d’espoir à un changement sensible au cours des prochaines décennies. Reste le délicieux humour anglais de l’auteur pour pointer les inconséquences et les contradictions de l’administration Clinton, sans occulter pour autant le terrible prix humain qu’ont dû payer les populations les plus fragilisés aux théories du libre marché et aux appétits des firmes américaines.
Encore un siècle américain ? Les Etats Unis et le monde au XXIe siècle Editions : C.L. Mayer 295 p.
Chercheur anglais de l’Université de Princeton (Etats Unis)
Date de la note : 2002