Suheyl Batum, in Vatan*, Courrier International n°805, 6 avril 2006.
Le regain des émeutes kurdes en Turquie prouve que cette question demeure plus difficile à régler que les revendications catalanes ou corses, estime Vatan.
Lors d’une visite aux Etats-Unis, voici quelques mois, j’ai participé à des réunions avec certains think tanks. L’objet des discussions était généralement l’Iran, l’Irak et la Turquie. On y parlait des conséquences de la guerre, de la nouvelle Constitution irakienne et de la question de savoir si les Etats-Unis souhaiteraient l’éclatement de l’Irak. Les spécialistes américains affirmaient en général que Washington n’avait absolument aucune intention de diviser ce pays. L’un des participants a coupé court au débat en disant : “Arrêtez de vous soucier de l’intégrité territoriale de l’Irak. En réalité, ce pays est déjà divisé ! Vous [les Turcs] feriez mieux de vous préoccuper maintenant de votre Sud-Est [région à majorité kurde]. Essayez d’imaginer quelles seront les répercussions de l’autonomie du Kurdistan irakien dans votre pays.” Des réflexions similaires viennent aussi, ces derniers jours, du côté de Bruxelles. Certaines voix font savoir que “si la Turquie se séparait de son Sud-Est, elle entrerait plus facilement dans l’Union européenne”. Il y en a même qui affirment : “Ce que vous devez faire, désormais, c’est effectuer une séparation pacifique, à la manière de ce qu’a fait la Tchécoslovaquie.” D’autres encore nous conseillent d’appliquer le modèle du pays de Galles, ou de prendre exemple sur l’Espagne avec la région catalane... Vous me demanderez si tout le monde dans l’UE pense ainsi. Bien sûr que non. De nombreux hommes politiques ou dirigeants savent qu’il ne serait pas juste de poser à la Turquie ce genre de conditions, et ils sont conscients que, de toute façon, ce genre de recommandations irréalistes ne seraient pas suivies. Vous pouvez également me demander si c’est la première fois que j’entends de tels propos en Occident. Bien sûr que non ! En Turquie, à part une minorité heureuse qui fait l’autruche en prétendant qu’il ne s’agit que des fantasmes de nationalistes affligés du “syndrome de Sèvres” (traité qui, à la fin de la Première Guerre mondiale, entérina le démembrement de l’Empire ottoman), bien des gens ont déjà dû entendre de semblables suggestions de la part d’Occidentaux. Ce qui est nouveau, aujourd’hui, comme en témoignent certaines images montrant la célébration du Nevruz (fête kurde du Printemps), c’est que certains acteurs politiques de Turquie semblent avoir adopté cette vision des choses. Pendant la célébration de cette fête, on a pu voir des gens brandir la photo du plus grand terroriste du pays, Abdullah Öcalan [le leader du parti indépendantiste kurde PKK, emprisonné depuis 1999], et manifester avec, en guise de banderole, la carte du Kurdistan. On a y vu, aussi, des politiciens kurdes s’incliner pour faire le baisemain à des gens dont la seule qualité était d’être apparentés à Öcalan. On y a entendu des discours politiques visant à élever celui-ci au rang de “leader suprême”, applaudis par des femmes. On a vu des enfants de 5 à 10 ans lancer des pierres aux forces de l’ordre... Il est évident que les vues exprimées à haute voix par certains spécialistes américains et par certaines personnalités au sein des institutions de l’UE trouvent un écho favorable chez certains politiciens de Turquie. Et les événements du dernier Nevruz ont démontré qu’une partie de la population soutient ces vues et considère qu’Öcalan et ses actions terroristes font partie d’une guerre d’indépendance. Nous, de notre côté, ne cessons de répéter que la nation turque n’est pas composée de gens appartenant à une seule race, à une seule ethnie ou à une seule religion particulière, mais qu’elle comprend tous ceux partageant un héritage commun, fait de joies et de peines. Il serait toutefois difficile d’affirmer que ce message est entendu par bon nombre de citoyens d’origine kurde, notamment par les très jeunes, dont beaucoup sont privés d’éducation et de perspectives d’avenir, ainsi que chez les femmes, illettrées, démunies, soumises à diverses oppressions. Tous ceux-là, qui n’ont même pas la perspective de perdre leurs chaînes, prêtent plus volontiers l’oreille à un autre discours concocté par des politiciens déchus dont tout le capital consiste à vénérer le PKK et exacerber le nationalisme ethnique. Dans leur rêve de se séparer de la Turquie avec le soutien américain, ils n’hésitent pas à manipuler les foules les plus défavorisées. Peu importe, pour ces marchands de sable, que les thèses juridiques ou les formules constitutionnelles qu’ils ont esquissées ne correspondent ni aux réalités historiques, ni à la situation du pays de Galles, de la Catalogne ou de la Corse qu’ils avancent en exemple.
*Vatan : Créé en 2003, ce journal orienté vers la gauche libérale et qui se distingue par sa grande indépendance a néanmoins réussi à figurer parmi les quatre plus grands titres de la presse turque.